Action directe du liquidateur de la société souscriptrice contre l’assureur D&O

Mardi 27 avril 2021

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

La période est faste pour le régime juridique de l’action directe de l’article L.124-3 du Code des assurances, comme vient de le démontrer un arrêt de la chambre commerciale du 10 mars 2021 (n° 19-12.825) qui retient qu’est recevable à agir contre l’assureur, en matière d’insuffisance d’actif, le liquidateur exerçant l’action directe contre l’assureur D&O du dirigeant car il agit « en représentation de l’intérêt collectif des créanciers » mais non pas « en représentation des sociétés et pour leur compte ».

L’arrêt publié au Bulletin, ce qui est toujours un signe de l’importance de la décision, démontre une fois encore que le droit est une école d’imagination, notamment quand deux droits spéciaux se confrontent, ici celui des assurances et celui des procédures collectives.

Coté assurances, c’est le régime juridique de l’action directe de l’article L.124-3 du Code des assurances, et plus encore de son autonomie et de ses effets, qui est avancé. Rappelons que l’article L.124-3 du Code des assurances dispose que :

« Le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable. L’assureur ne peut payer à un autre que le tiers lésé tout ou partie de la somme due par lui, tant que ce tiers n’a pas été désintéressé, jusqu’à concurrence de ladite somme, des conséquences pécuniaires du fait dommageable ayant entraîné la responsabilité de l’assuré. »

Ce principe d’action directe est issu d’un arrêt fondateur du droit des assurances du 14 juin 1926 (voir l’ouvrage indispensable des Grands arrêts du droit des assurances, Sirey 1978, p. 212, de Cl-J Berr et H. Groutel) permettant de fait à la victime de posséder un privilège sur l’indemnité due par l’assureur de responsabilité, sans avoir à subir les affres – l’hypothèse ne fut pas rare – de devoir perdre tout droit à indemnisation si l’auteur et assuré partait en procédure collective, rendant dès lors l’assurance de responsabilité sans intérêt aucun.

Sans reprendre tout l’historique de l’action directe (voir le traité de Droit des assurances de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, éditions LGDJ 2018, notamment n° 753 et suivants), la jurisprudence n’a eu de cesse d’en montrer les subtilités, qui s’articulent autour de l’idée que « l’action directe du tiers lésé contre l’assureur de responsabilité (est) une action autonome qui trouve son fondement dans le droit de ce tiers à réparation de son préjudice » (Civ. 3e du 15 décembre 2010, n° 09-68.894). 

Ce qui caractérise l’action directe, c’est son caractère dual, le fait que ce droit à réparation exercé par la victime contre l’assureur s’articule sur l’existence de la police d’assurance certes, mais également, et en même temps sur la créance de réparation que la victime possède sur l’assuré, ce qui présuppose la démonstration de sa responsabilité (voir Civ. 28 mars 1939, Bull. Civ. 1939 n° 87 – voir J. Berr et H. Groutel « les grands arrêts du droit des assurance » Sirey 1978, p. 220 qui retient que « si l’action de la victime d’un accident contre l’assureur est subordonnée à l’existence d’une convention passée entre ce dernier et l’auteur de l’accident et ne peut s’exercer que dans ses limites, elle trouve, en vertu de la loi, son fondement dans le droit à réparation du préjudice causé par l’accident dont l’assuré est reconnu responsable »).

L’action directe est donc un droit propre et personnel dont dispose la victime, lui permettant par exemple d’assigner un assureur sans même devoir assigner l’assuré. D’où la question : qui peut, en matière d’action en insuffisance d’actif, être ce « tiers lésé » ? C’est là que la particularité du droit des procédures collectives va jouer pleinement.

Au sens de l’article L.651-2 du Code de commerce (dont l’origine remonte à la loi du 16 novembre 1940) il est prévu que :

« Lorsque la liquidation judiciaire d’une personne morale fait apparaître une insuffisance d’actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif, décider que le montant de cette insuffisance d’actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d’entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la société, sa responsabilité au titre de l’insuffisance d’actif ne peut être engagée. »

Ainsi, si la faute de gestion peut prendre de nombreuses formes (défaut de tenue des assemblées générales – Versailles 2 décembre 1999, RJDA 4/00 n°456 – ou désintérêt total pour la gestion de l’entreprise abandonnée à un dirigeant de fait – Com. 23 juin 1998 – RJDA 1998, n° 1393), le sujet le plus récurrent est celui du dépôt tardif de la déclaration de cessation des paiements (dont un arrêt récent de la Cour de cassation du 3 février 2021 – n° 19-20004 – vient de rappeler que l’absence de faute se comprenait même au-delà de l’ignorance « légitime » de connaissance par le dirigeant de l’état de cessation des paiements, position dont on peut penser que la crise Covid a pu l’influencer, avec son cortège de déclarations tardives).

La procédure permettant d’actionner le dirigeant est spécifique, puisque cette action doit être portée devant la tribunal de commerce ayant prononcé la liquidation judiciaire (R.651-1 du Code de commerce), et menée par les seuls ministère public ou le liquidateur (Com. 7 février 2018, n° 17-21.822), mais pas par les créanciers, dépourvus d’action directe, l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif étant une action collective exercée dans l’intérêt commun. Sans compter une procédure originale devant le tribunal de commerce (voir R.662-3 du Code de commerce pour son périmètre), protégeant les droits de la défense du dirigeant, mais autorisant néanmoins une action quasi inquisitoire de communication sur sa situation patrimoniale. C’est cette confrontation de deux régimes légaux que l’arrêt du 10 mars 2021 va gérer à l’avantage du liquidateur.

Les faits

En l’espèce, une société ACE, avec ses trois filiales, toutes dirigées par un même dirigeant, ont été mises en redressement judiciaire le 1er avril 2014, puis en liquidation judiciaire le 15 juillet 2014. La société ACE avait, comme c’est classique en D&O, souscrit avec AIG une assurance pour compte des dirigeants de droit et de fait de la maison-mère et de ses trois filiales.

Un même liquidateur sera désigné pour l’ensemble des quatre sociétés, le cabinet ML conseils, qui exercera alors une action commune contre le dirigeant, et la société AIG, action déclarée recevable et fondée au dernier état par la cour d’appel de Versailles le 15 janvier 2019.

Sur pourvoi de l’assureur, condamné à payer la somme de 4 M€, la société AIG fera valoir plusieurs moyens qui éclairent le régime de l’action directe dans le cadre d’une insuffisance d’actif.

Tout d’abord, l’assureur mettra en avant qu’il n’aurait pas dû être attrait et appelé en garantie devant le tribunal de commerce qui traitait de l’action en insuffisance d’actif contre le dirigeant. L’argument paraît pertinent tant cette procédure, si elle est certes une action en responsabilité, n’en est pas moins une action spéciale, centrée sur le seul dirigeant.

Raisonnement de la Cour de cassation

La Cour de cassation retiendra pourtant que la juridiction saisie « n’avait pas à relever d’office l’incompétence du tribunal saisi de la liquidation judicaire pour connaître de l’action directe ».

Deuxième enseignement, plus important car confirmant les règles générales induites par le mécanisme de l’action directe, la Cour suprême va poser que l’exercice de l’action directe par le tiers lésé suppose la démonstration de « l’existence du contrat d’assurance et de la responsabilité de l’assuré », ce qui était la cas ici puisque l’existence de la police n’était pas déniée, et la nature d’action en responsabilité en matière d’insuffisance d’actif établie en jurisprudence.

On retrouve ici l’idée que l’action directe n’est possible que parce qu’il existe, condition première, une créance de responsabilité détenue par la victime sur le responsable, mais aussi, condition supplémentaire, parce que ce responsable est-lui-même titulaire d’une police d’assurance valable.

Reste le dernier enseignement, sans doute le plus subtil, qui porte sur la personne qui doit agir. On rappellera que le texte de l’article L.124-3 du Code des assurances impose que seul le « tiers lésé » puisse agir par voie d’action directe. Or, le demandeur n’était autre que le liquidateur du groupe de sociétés, dont on rappelle que la maison-mère était souscriptrice de la police AIG.

La Cour de cassation va contourner l’argument de l’assureur en posant « qu’ayant exactement retenu que le liquidateur des sociétés avait agi en qualité d’organe de chacune des procédures et en représentation de l’intérêt collectif des créanciers aux fins de réparation de leur préjudice et non en représentation des sociétés », la cour d’appel n’avait pas à prendre en compte la personnalité du souscripteur de la police.

Il s’agissait donc bien d’une action menée au nom de la collectivité des créanciers, fut-ce par le biais du liquidateur de la société souscriptrice de la police D&O, et donc une action de tiers lésés qui s’est exercée via une action directe.

L’action était alors nécessairement recevable, même sur le fondement de l’action directe de l’article L.124-3 du Code des assurances. De l’art d’énoncer simplement une solution pas si évidente que cela.