Mardi 11 mai 2021
Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur
Un régime juridique, ici celui de la responsabilité du fait des produits défectueux, peut-il clore un recours avant même qu’il ait débuté, faute d’intérêt économique à agir ? C’est le sens de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 8 avril 2021 (n° 19-21.716) qui va, au visa de l’article 1386-2 du Code civil ancien (désormais 1245-1 du Code civil), refuser d’indemniser les préjudices frappant le bien défectueux lui-même, en application stricte de ce texte.
Cet arrêt invite le praticien à essayer de comprendre la place que tient la responsabilité du fait des produits défectueux dans le système légal français, place particulière qui peut expliquer une certaine réticence à l’invoquer spontanément dans les contentieux.
Le régime de responsabilité du fait de produits défectueux est désormais codifié aux articles 1245 et suivants du Code civil, au sein du chapitre relatif à « la responsabilité extracontractuelle », alors qu’il s’agit avant tout d’un régime spécial de responsabilité issu de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, que le législateur français a mis tant de mauvaise volonté à transposer en 1998 qu’il faudra s’y reprendre par deux fois via les lois du 9 décembre 2004 et du 5 avril 2006.
Cette réticence s’explique par la faible marge que la directive européenne laissait aux législateurs nationaux, qui a d’ailleurs conduit la Cour de cassation dans un arrêt de la chambre mixte du 7 juillet 2017 (n° 15-25.651) à poser que le juge saisi du fond devait examiner d’office l’applicabilité au litige des règles d’ordre public issues de la directive de 1985 (sur le régime en général, voir Droit des obligations de B. Fages Ed. Lextenso 2020 n° 417 et suivants).
Certes, l’article 1245-17 du Code civil semble laisser un choix ouvert à la victime entre ce régime de responsabilité du fait des produits défectueux et le droit de se prévaloir « du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle », mais la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) explique subtilement que ce choix ne peut porter sur un régime « ayant la même généralité et le même fondement » (CJCE du 10 janvier 2006 Aff. C-402/03 Skov Aeg cité in B. Fages supra). Mais, même quand cette liberté de choix existe réellement pour la victime, qui va se référer à un régime aussi contre-intuitif de responsabilité spéciale tant les juristes français baignent dans le concept d’indemnisation intégrale du préjudice ?
L’article 1386-2 du Code civil, devenu 1245-1, en est un bon exemple en disposant que : « Les dispositions du présent chapitre s’appliquent à la réparation du dommage qui résulte d’une atteinte à la personne. Elles s’appliquent également à la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d’une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même. »
Quelques lignes et trois principes. On indemnisera avec ce régime spécial les préjudices corporels, mais pour les préjudices matériels, il conviendra que ce soit au-delà d’une certaine somme – soit 500 € depuis un décret du 11 février 2005 – et surtout on ne parlera que du seul dommage qui résulte d’une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même. C’est exactement ce débat qui va entraîner l’arrêt du 8 avril 2021 dont les circonstances sont classiques.
Les faits
Une société française, DEF, chargée de la conception et de la réalisation de systèmes de sécurité incendie, va mettre en place le 5 mars 2004 un accord de coopération avec une société anglaise, Pike, fabriquant de dispositifs d’extinction incendie par gaz inerte. DEF va ensuite contracter avec France Télécom en vue de l’installation de systèmes de sécurité incendie via l’aide d’un sous-traitant belge, la société Expro, assurée auprès de AIG.
La société France Télécom se plaindra alors de désordres consistant dans le déclenchement intempestif de bouteilles de gaz inerte de la société Pike. DEF va alors assigner les sociétés Pike, Expro et son assureur AIG, bientôt rejoints par l’assureur de dommages de DEF, et intervenant volontaire, MMA.
La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 25 avril 2019, déboutera la société DEF de ses demandes, tant en indemnisation du préjudice qu’en condamnation solidaire, dirigées contre la société Pike. Le pourvoi de DEF laissait entendre que, même au visa de l’article 1386-2 du Code civil, certains dommages auraient dû être indemnisés comme n’affectant pas le produit défectueux lui-même.
Le raisonnement de la Cour de cassation
La Cour de cassation, suivant la cour d’appel de Paris dans son raisonnement (« à bon droit »), va rappeler fermement que, puisque l’on évoquait le « coût de remplacement des réservoirs pilotes ainsi que celui de diagnostics et de constats, outre le remboursement de frais de transport et de gardiennage et l’indemnisation des pertes ou gains manqués », DEF ne sollicitait la « réparation d’aucun dommage résultant d’une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même », le produit étant noté comme n’étant pas « implanté », ce qui laisse entendre que si tel avait été le cas une indemnisation aurait été possible.
On retiendra donc que, en présence d’un préjudice caractérisé mais ne portant pas sur le produit défectueux lui-même, le dommage ne sera pas indemnisé… Cette solution, consistant en la stricte application du texte légal, n’est pas nouvelle, comme l’a rappelé un arrêt récent du 9 décembre 2020 (n° 19-17.724) publié au Bulletin, et qui va poser qu’un vin, même inoffensif sur le plan de la santé, peut engager la responsabilité de son producteur, puisque le produit défectueux, certes non dangereux, avait été incorporé dans le vin et avait entraîné « une altération des vins consécutive à leur pollution par les produits » défaillants.
A noter que cette question avait déjà été tranchée, toujours en matière de vin, par un arrêt du 1er juillet 2015 (n° 14-18.391), qui retenait que la présence de débris de verre au sein des bouteilles correspondait bien à l’atteinte au produit final – en l’occurrence le vin – autre que le produit défectueux lui-même.
C’est donc un rappel salutaire que fait la Cour de cassation, dans son arrêt du 8 avril 2021, du régime de la responsabilité des produits défectueux, souvent mal maîtrisé par les praticiens, alors que la Cour de cassation a d’habitude une approche plus large du dommage réparable.
Il n’en reste pas moins que les limites de la directive de 1985 continuent de produire leurs effets, puisqu’en dehors du dommage corporel une partie des préjudices pourtant établis ne pourra être indemnisée, faute de fondement légal, ce qui pour un régime de « responsabilité extracontractuelle » fait désordre.
On le voit, le régime de la responsabilité du fait de produits défectueux qualifie, par ses limites et conditions, une sorte de « greffon » juridique que le corps législatif français, emprunt d’indemnisation intégrale, a réellement du mal à intégrer. Ajoutez à cela un régime de semi-liberté du choix du régime de la responsabilité délictuelle, celui de l’article 1245-17 du Code civil, et vous aurez une excellente recette pour des futurs naufrages judiciaires.