Mardi 6 juillet 2021
Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 juin 2021 (n° 19-19.349) établit une subtile distinction entre une faute de la victime « causant le dommage » et une faute de la victime l’ayant simplement « aggravé », la première permettant au sens de l’article 1245-12 du Code civil de « réduire ou supprimer » la responsabilité du producteur, la seconde ne l’autorisant pas.
Le choix d’un fondement juridique n’est jamais neutre pour l’issue d’un procès, et plus spécialement quand il s’agit du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, désormais codifié aux articles 1245 et suivants du Code civil.
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 juin 2021 (n° 19-19.349) en est un exemple éclairant, faisant une subtile distinction entre une faute de la victime « causant le dommage » et une faute de la victime l’ayant simplement « aggravé », la première permettant au sens de l’article 1245-12 du Code civil de « réduire ou supprimer » la responsabilité du producteur, la seconde ne l’autorisant pas.
C’est donc vers une interprétation stricto sensu de l’article 1245-12 du Code civil que la Cour de cassation se porte, ce texte disposant que « la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d’une personne dont la victime est responsable ».
Avant d’analyser l’arrêt, rappelons que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est inscrit au sein du chapitre du Code civil relatif à « la responsabilité extracontractuelle », alors qu’il s’agit avant tout d’un régime spécial de responsabilité issu de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 que le législateur français a mis tant de mauvaise volonté à transposer en 1998 qu’il faudra s’y reprendre par deux fois, via les lois du 9 décembre 2004 et du 5 avril 2006.
Cette réticence s’explique par la faible marge que la directive européenne laissait aux législateurs nationaux, qui a d’ailleurs conduit la Cour de cassation dans un arrêt de la chambre mixte du 7 juillet 2017 (n° 15-25.651) à poser que le juge saisi du fond devait examiner d’office l’applicabilité au litige des règles d’ordre public issues de la directive de 1985 (sur le régime en général, voir Droit des obligations de B. Fages, Ed. Lextenso 2020, n° 417 et suivants).
Certes, l’article 1245-17 du Code civil semble laisser un choix ouvert à la victime entre ce régime de responsabilité du fait des produits défectueux et le droit de se prévaloir « du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle », mais la jurisprudence de la CJUE, qui aime la subtilité, explique que ce choix ne peut porter sur un régime « ayant la même généralité et le même fondement » (CJCE du 10 janvier 2006 Aff. C-402/03 Skov Aeg cité in B. Fages supra).
Bref, une liberté très encadrée, comme on le voit. Mais il arrive parfois, comme dans l’arrêt du 2 juin 2021, que ce texte spécial joue en faveur de la victime pourtant fautive. Pour mémoire, rappelons qu’au sens de l’article 1245-2 du Code civil, l’électricité est un produit relevant de la législation sur la responsabilité des produits défectueux.
Les faits
Les faits sont, comme souvent dans cette matière, assez originaux. Deux propriétaires d’une maison, assurés chez Covea Risks, vont subir le 26 février 2012 un grave incendie. Les propriétaires assigneront alors ERDF, aux droits de laquelle vient la société Enedis.
L’expertise judicaire permettra de constater que si la cause initiale de l’incendie provenait bien de la surtension du réseau électrique, imputable à Enedis, l’incendie avait été aggravé par l’installation par les propriétaires d’un réenclencheur dans les locaux sinistrés « ne répondant pas aux normes ».
La cour d’appel d’Aix-en-Provence, le 14 mars 2019, retiendra la responsabilité première d’Enedis, mais limitera l’indemnisation à 60 % des dommages issus de l’incendie, reprochant aux propriétaires, justement sur le fondement de l’article 1245-12 du Code civil, d’avoir commis une faute limitative de leur droit à indemnisation au sens de ce texte.
Le raisonnement de la Cour de cassation
Sur un pourvoi des propriétaires articulant habilement la différence entre « causer » le dommage – soit le terme légal – et « l’aggraver », la Cour de cassation va casser l’arrêt pour violation de la loi, ce qui est une sanction forte, en posant que « la faute imputée à M. et Mme n’avait pas causé le dommage mais l’avait seulement aggravé ». C’est donc donner au mot « cause » un sens précis, celui d’une action impulsive et déterminante dans la réalisation du dommage.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la Cour de cassation impose une lecture exégétique de ce régime, comme elle l’a fait dans un arrêt du 28 novembre 2018 (n° 17-14.356) ou elle avait refusé, sur le fondement de l’article L.1245-13 du Code civil (empêchant le producteur de revendiquer la faute d’un tiers comme fait exonératoire), à un constructeur aéronautique de tenter de se prévaloir du fait de tiers pour diminuer sa responsabilité, au regard justement du texte légal qui ne le prévoyait pas.
Parmi les quelques arrêts rendus sur le fondement de l’article 1386-13 ancien, désormais 1245-12 du Code civil, notons un arrêt de la cour de Montpellier du 10 décembre 2019, (n° 17-00.870) qui avait exonéré un producteur au motif qu’un plâtrier avait négligé de porter un équipement de sécurité en maniant ses produits, jurisprudence qui semble désormais non conforme à l’arrêt commenté, la cause déterminante étant le défaut du produit lui-même et pas le comportement de l’assuré.
Le simple choix imposé par la Cour de cassation d’une causalité déterminante, on dira adéquate pour les civilistes, est un indice fort, marquant l’autonomie du droit de la responsabilité des produits défectueux au regard du droit commun.
En effet, et comme le démontre le Pr. Stoffel Munck (Droit des obligations, sept. 2020, ed. Lextenso, n° 60 et suivants), le Code civil quand il pose les principes de la responsabilité dans les articles 1240 à 1244, impose un rapport de causalité entre faute et préjudice, mais ne définit jamais clairement quel type de causalité il faut envisager, laissant aux juges du fond le choix du modèle.
Doit-on recourir à l’équivalence des conditions, où toutes le causes se valent, ou à la théorie de la causalité adéquate, soit la cause déterminante dans la réalisation du dommage ?
On sait qu’en droit commun, et sans que ce soit une règle intangible, les juges du fond invoquent le plus souvent pour l’action en responsabilité fondée sur la faute la théorie de l’équivalence des conditions, tandis que pour l’action en responsabilité fondée sur le risque, on penchera plutôt sur la causalité adéquate.
C’est donc à un contre-pied complet qu’invite l’arrêt du 2 juin 2021 puisque, alors qu’on évoque bien une faute personnelle, celle des propriétaires dans la pose du réenclencheur, la Cour de cassation va invoquer la théorie de la causalité adéquate, à l’inverse de ce qu’enseigne le droit commun de la responsabilité civile.
Cette position est donc de nature à influencer le contentieux sur la faute de la victime dans cette matière, en amenant les juges du fond à distinguer ce qui est la « cause » stricto sensu du dommage, de ce qui n’est qu’accessoire dans la réalisation de celui-ci. La Cour de cassation n’en finit pas de définir les contours du régime autonome de la responsabilité des produits défectueux, ce qui est son rôle, mais il est regrettable que nous en soyons encore là trente-six années après la directive de 1985…