Article – ACPR/Elite Insurance : une sanction pour l’exemple ?

Mardi 17 décembre 2019

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Le régulateur français ne pouvait pas rester plus longtemps indifférent au feu qui ravage le front de l’assurance construction en libre prestation de services (LPS) en France, domaine dans lequel les défaillances d’assureurs, domiciliés dans des pays où la régulation laisse parfois à désirer, risquent d’entraîner le défaut de paiement de nombreux sinistres en France. La question est néanmoins de savoir si, dans sa décision du 25 novembre 2019 (n° 2019-01), l’ACPR n’a pas été – au nom de l’exemplarité – trop sévère avec un assureur (Elite) qui a justifié sa bonne foi.

Un bref retour en arrière s’impose sur la crise de l’assurance construction en LPS. L’estimation moyenne du nombre de contrats concernés par les cessations de distribution et faillites successives de Lemma (Gibraltar), Gable (Gibraltar puis Lichtenstein) Alpha Insurance (Danemark), CBL (Nouvelle-Zélande), Qudos (Danemark) mais encore de Elite Insurance (Gibraltar), s’élève aujourd’hui à près de 250 000 contrats (certaines évaluations évoquant même jusqu’à 500 000 contrats en non-garantie).

Quant à l’évaluation des sinistres non payés, elle a été estimée, pour les huit prochaines années, sur le marché de l’assurance construction à une somme approchant les 5 Md€ de sinistres non payés par les assureurs défaillants en LPS.

La décision de l’ACPR du 25 novembre 2019 est donc tout sauf une surprise, car il fallait envoyer un signal fort au marché en interdisant à l’assureur de commercialiser pendant deux ans des contrats en France (à noter que la mesure est surtout symbolique puisque Elite gère désormais ses contrats en run-off).

Dernier épisode en date, la Commission des services financiers de Gibraltar (GFSC), autorité nationale compétente pour la supervision d’Elite Insurance Compagny Ltd (Elite), a officiellement annoncé le 11 décembre dernier le placement sous administration judiciaire de l’assureur.

Absence de gestion satisfaisante des sinistres

Il est important de noter également qu’Elite a reconnu  les faits – soit une absence de gestion satisfaisante des sinistres pendant cinq mois courant 2018 –  et mettait en avant les efforts entrepris pour régulariser la situation.

L’assureur avait d’ailleurs été au moins à deux reprises au centre de l’attention du régulateur, une première fois en avril 2017, l’ACPR informant le public de la décision d’Elite d’arrêter les souscriptions dans l’Union européenne, puis le 9 avril 2019 en communiquant aux assurés français sur la mise en place d’une procédure de règlement des sinistres d’Elite (procédure dite « scheme of arrangement ») suivant l’accord validé par la Cour suprême de Gibraltar.

Dans sa décision du 25 novembre 2019, l’ACPR met en avant un manquement, reconnu par la société Elite, au visa de l’article L.113-5 du Code civil, relatif au fait d’avoir d’avril à septembre 2018, été dans l’incapacité de rétablir « une gestion saine et régulière des sinistres ».

En effet, l’assureur Elite expliquait à l’ACPR qu’il avait dû interrompre la gestion des sinistres en avril 2018, au regard des carences de ses anciens dirigeants et partenaires commerciaux, et qu’il avait vainement cherché à confier la gestion de ses sinistres à de nouveaux partenaires, puis faute de pouvoir avancer sur cette solution, avait dû en septembre 2018 reprendre ses activités de gestion des sinistres via « une équipe interne » constituée en urgence.

L’ACPR va alors s’appuyer sur un texte général du Code des assurances (l’article L.113-5) pour retenir qu’Elite avait manqué à ses obligations légales en étant dans l’incapacité de gérer ses sinistres pendant cinq mois.

L’assureur doit exécuter dans le délai convenu la prestation déterminée

Rappelons que l’article L.113-5 du Code de assurances dispose que « lors de la réalisation du risque ou à l’échéance du contrat, l’assureur doit exécuter dans le délai convenu la prestation déterminée par le contrat et ne peut être tenu au-delà ».

L’invocation de ce texte peut surprendre, puisqu’il sert habituellement en jurisprudence à introduire la question de la preuve du sinistre (Civ 1re du 7 juin 2001, pour la portée d’une déclaration de vol), de la limite issue d’un plafond de garantie (Civ. 1re, 14 novembre 2001, Bull. ; Civ I n° 277), ou encore de la question des indemnités compensatoires faute de paiement en temps et heure par l’assureur (Civ. 1re, 29 octobre 2002, n° 01-03775).

Poursuivant sa lecture du Code des assurances, l’ACPR va relier cet article, qui traite de l’exécution de « la prestation déterminée » c’est-à-dire pratiquement du règlement du sinistre, à la gestion des sinistres eux-mêmes. Sachant qu’à la date de la décision, les sinistres étaient soit réglés, soit gérés, le régulateur va néanmoins estimer qu’en l’espèce, Elite avait manqué « à une obligation fondamentale de l’assureur vis-à-vis des assurés ».

Qu’il nous soit permis de rappeler que le fait de savoir si gérer un sinistre est ou non une « obligation fondamentale » de l’assureur soumise à l’article L.113-5 du Code des assurances pouvait se discuter, quand on sait que l’article L.511-1 du Code des assurances n’accorde pas nécessairement un statut aussi élevé à cette activité, allant même jusqu’à indiquer :

« II. – Les activités suivantes ne sont pas considérées comme de la distribution d’assurances ou de réassurances au sens du I. 2° L’activité consistant exclusivement en la gestion, l’évaluation et le règlement des sinistres ».

Mais, adoptant sa lecture de plus en plus autonome de la Cour de cassation, l’ACPR fera de ce texte très général du Code des assurances le pilier central de sa condamnation.

Pouvoir dérogatoire

Et logiquement, après avoir constaté le manquement, l’ACPR usera de son pouvoir dérogatoire en sanctionnant un assureur qui ne relève pourtant théoriquement pas de son impérium, mais de celui de l’autorité de régulation de Gibraltar, le GSFC. En effet, le fait de pouvoir sanctionner un assureur en LPS soumis à un régulateur étranger ne va pas de soi, l’écueil étant, et pour de justes raisons, d’éviter d’imposer à un régulateur étranger sa propre juridiction, et donc sa propre loi nationale.

La distribution de l’assurance en Europe est organisée selon un système dit du « passeport » attribué à un acteur local, par exemple une compagnie d’assurance telle qu’Elite, qui est soumise au contrôle de son régulateur national.

Si cet opérateur possède des autorisations et respecte les règles de la législation nationale à laquelle il est rattaché, il dispose d’un « passeport européen » lui permettant dans le cadre de la libre prestation de services (ou LPS) de vendre ses polices d’assurance dans tous les pays de la Communauté européenne.

Se pose donc inévitablement la question de la répartition des pouvoirs entre l’autorité d’origine, ici la GFSC, sise à Gibraltar dont est originaire la société Elite, et l’ACPR, sur le territoire national de laquelle Elite exerce en LPS.

Cette répartition est organisée par l’article L.612-2 III du Code des assurances qui dispose que :

« L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution est chargée de veiller au respect par les personnes mentionnées aux I et II exerçant en France en libre prestation de service ou libre établissement des dispositions qui leur sont applicables, en tenant compte de la surveillance exercée par les autorités compétentes de l’Etat membre où elles ont leur siège social qui sont seules chargées notamment de l’examen de leurs situation financière, conditions d’exploitation, solvabilité, liquidité et de leur capacité à tenir à tout moment leurs engagements à l’égard de leurs assurés, adhérents, bénéficiaires et entreprises réassurées. »

On pourrait voir, notamment au regard du débat qui portait sur un défaut de gestion des sinistres, un texte qui renverrait plutôt au régulateur de Gibraltar, le GFSC plutôt qu’à l’ACPR (puisque le régulateur d’origine traite des « conditions d’exploitation » et des« engagements à l’égard de leurs assurés »).

Toutefois, l’article L.363-4 du Code des assurances prévoit l’hypothèse où malgré cette répartition initiale des rôles, un manquement caractérisé de l’assureur intervenant en LPS doit être rectifié, et le défaut sanctionné par le régulateur local, le texte indiquant ;

« Si l’entreprise persiste à enfreindre les règles qui s’imposent à elle, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution peut ……prendre les mesures appropriées pour faire cesser cette situation irrégulière. Elle peut ainsi prononcer, dans les conditions fixées au IV de l’article L.612-16, à l’article L.612-38 et aux dixième et treizième alinéas de l’article L.612-39 du Code monétaire et financier, les sanctions prévues aux 1° à 3° et au neuvième alinéa de l’article L. 612-39. L’autorité peut également, dans les mêmes conditions, suspendre le mandataire général et interdire à l’entreprise de continuer de conclure des contrats d’assurance ou de réassurance sur le territoire de la République française ».

C’est donc en toute légalité, les faits étant reconnus, que l’ACPR, faisant usage de ce texte, a prononcé une interdiction de deux années. Reste à savoir si une telle décision était réellement opportune.

On parle tout d’abord d’un assureur en run-off, et dont la probabilité de distribution de polices dans les deux prochaines années est pour le moins limitée…

De plus, la durée élevée de la sanction qui est retenue par le régulateur et la publicité accordée à celle-ci interrogent ; Elite avait en effet reconnu les faits, démontré les efforts entrepris, et réglé la situation en cinq mois, congés compris et ce sur plusieurs milliers de dossiers. On a connu l’ACPR plus conciliante sur des contrôlés reconnaissant les faits et montrant les efforts entrepris pour régler une situation.

Enfin, d’autres assureurs en LPS avaient de leur côté choisi de déposer leur bilan plutôt que d’avoir à subir de telles procédures, ce qui laisse interrogateur sur la raison de la sévérité de l’ACPR. S’agissait-il simplement de montrer au marché que l’ACPR se préoccupait de la problématique des assureurs construction en LPS ? Si tel était le cas, et même si selon nous ce contentieux relève de l’ordre administratif, on se contentera de rappeler un aphorisme judicaire que connaissent tous les avocats : on ne fait pas de bonne justice pour l’exemple.

Retrouvez la décision ici : 

https://acpr.banque-france.fr/sites/default/files/media/2019/12/12/191211_decision_tutelaire.pdf