Article – La faute contractuelle qualifie une faute délictuelle

Mardi 21 janvier 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

En décidant que « le manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l’égard d’un tiers au contrat lorsqu’il lui cause un dommage », la Cour de cassation, par l’arrêt rendu le 13 janvier 2020, pose un principe aussi simple que général, et clôt le débat sur la causalité entre le manquement contractuel et le préjudice qui en découle pour le tiers au contrat.

Un arrêt d’assemblée plénière est une chose suffisamment rare pour que l’on soit obligé de s’y attarder, surtout si, comme pour l’arrêt rendu le 13 janvier 2020 (n° 17-19.963), celui-ci contribue à éclaircir un des débats les moins simples qui soient sur les rapports entre faute contractuelle et faute délictuelle.
 
Et, ne boudons pas notre plaisir, c’est par le biais de l’assurance que l’on possède enfin une réponse simple à une question qui, elle, n’en a que l’apparence.
 
L’arrêt, promis à la plus large publicité, et accompagné, fait rare, sur le site de la Cour de cassation d’une notice explicative, va donc clore un débat de plus de quinze ans qui faisait le bonheur de la doctrine. 

Le contrat et les tiers

Dans l’esprit des rédacteurs du Code civil de 1804, le contrat est la chose des parties et ne concerne qu’elles, cette idée étant tout exprimée par le principe de l’effet relatif des conventions de l’ancien article 1165 du Code civil.
 
Le « nouveau » Code civil reprend cette idée, en posant notamment au nouvel article 1199 du Code civil que « le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties, les tiers ne peuvent ni demander l’exécution du contrat, ni se voir contraints de l’exécuter », tandis que l’article 1200 rappelle que « les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat. Ils peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait ».
 
En d’autres termes, « propriété » des parties, le contrat, simple fait juridique pour le tiers, ne doit être exécuté qu’entre les parties et le tiers est supposé neutre au regard de l’exécution, ou de l’inexécution, du contrat.
 
Cette lecture, classique en droit civil, ne tient pourtant pas compte d’une réalité manifeste, qui est que le tiers peut être intéressé à l’exécution d’un contrat, qu’il le subisse (dommage par « ricochet » dans une chaîne ou un groupe de contrats) ou le réclame (le courtier apporteur a intérêt à ce que l’accord grossiste/compagnie s’exécute).
 
Or, dans un ensemble contractuel, dans un groupe de contrats non forcément liés entre eux, mais encore dans un droit marqué par la subrogation comme le droit des assurances, la réalité de l’effet potentiel d’une faute contractuelle sur un tiers au contrat ne peut être niée.

L’arrêt de l’assemblée plénière de 2006 et ses suites

L’assemblée plénière s’est emparée de la question, et par un arrêt dit « boot shop » du 6 octobre 2006 (n° 05-13255), a posé comme principe que le tiers à un contrat pouvait invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la faute contractuelle.
 
Principe a priori simple, mais dont l’automaticité ne s’est pas forcement transposée aux autres chambres de la Cour de cassation qui ont pu voir des subtilités là ou l’assemblée plénière n’en voyait pas. Ainsi, deux arrêts concomitants de la 1re chambre civile du 24 mai 2017 (n° 16-14371) et de la 3e chambre civile du 18 mai 2017 (n° 16-11203) montrent que rien n’est jamais définitif en droit, selon la façon dont on envisage une question juridique.
 
Dans la ligne de l’arrêt de l’assemblée plénière du 6 octobre 2006, c’est en effet par un arrêt de principe, et par attendu général et impersonnel, que la 1re chambre civile dans sa décision du 24 mai 2017 retient que : « Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel, dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. » Pas forcément répondra la 3e chambre civile du 18 mai 2017, pour qui tout manquement contractuel, le fut-il à l’endroit d’une obligation essentielle du contrat, n’est pas nécessairement une faute délictuelle.
 
Cette décision de la chambre spécialisée en construction pose ainsi que le seul manquement à une obligation contractuelle, même de résultat – en l’occurrence celle de livrer un ouvrage conforme et exempt de vices – ne constitue pas une faute délictuelle à l’égard du tiers : « Qu’en statuant ainsi, par des motifs qui, tirés du seul manquement à une obligation contractuelle de résultat de livrer un ouvrage conforme et exempt de vices, sont impropres à caractériser une faute délictuelle, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »
 
Automaticité pour la première chambre, non automaticité pour la troisième.
 
Il faut dire, à la décharge de la troisième chambre civile, que la Cour de cassation elle-même n’avait pas aidé puisque dans son rapport annuel de l’année 2006, elle avait immédiatement nuancé les enseignements de la décision de 2006 en précisant que l’arrêt de l’assemblée plénière rendu avait comme finalité de permettre « de prendre en considération la portée à l’égard des tiers de l’obligation transgressée par le contractant ». Une nouvelle intervention de l’assemblée plénière était donc logique et attendue. 

Faute contractuelle/faute délictuelle

Et c’est par le biais d’un litige classique en droit des assurances que la solution va survenir. En l’espèce, deux sociétés sucrières, la société Bois Rouge, et la société Sucrière, sises à La Réunion, vont conclure plusieurs conventions de partenariat et de collaboration – y compris en cas « d’arrêt accidentel prolongé de l’une des usines » – afin de favoriser l’exploitation commune de leurs activités.
 
Il est à noter que seule la société Bois Rouge a mis en place avec la société Thermique, productrice d’électricité, un contrat de fourniture d’énergie.
 
Dans la nuit du 30 août 2009, un incendie va frapper l’usine de la société Thermique, alimentant l’usine de la société Bois Rouge, entraînant la fermeture de l’usine pendant quatre semaines et causant parallèlement un préjudice à la société Sucrière.
 
L’assureur de la société Sucrière, QBE Europe, indemnisera son assuré de sa perte d’exploitation, et exerçant une action subrogatoire, demandera la condamnation tant de la société Bois Rouge que de la société Thermique.
 
Cette demande sera rejetée, notamment par l’arrêt de la cour de Saint-Denis du 5 avril 2017, dont pourvoi.
 
Sur la question du recours contre le partenaire de la société Sucrière, soit la société Bois Rouge, l’assemblée plénière rejettera le pourvoi au motif de l’ensemble contractuel mis en place par ces deux sociétés car elles « s’étaient entendues pour la mise en œuvre (de leurs conventions) à la suite de l’arrêt complet de l’usine de Bois rouge ».
 
Et, poursuivra la Cour de cassation, c’est par une appréciation souveraine que les juges du fond avaient considéré qu’il n’y avait pas de faute susceptible d’être poursuivie contre la société Bois Rouge et a fortiori d’action en responsabilité qui puisse être subrogée à l’assureur.
 
Mais, s’agissant du recours contre la société Thermique, l’assemblée plénière va manifester la volonté de réaffirmer de façon claire son attachement à la solution de l’arrêt du 6 octobre 2006, en ne posant pas de limite au recours d’un tiers au contrat, au titre d’un manquement contractuel d’une convention à laquelle il est étranger.
 
C’est donc de façon limpide, conformément à la nouvelle méthode de rédaction des arrêts de cassation, beaucoup plus simple et pédagogue, que l’assemblée plénière a posé que la faute contractuelle causant à un tiers un préjudice l’autorisait à recourir contre la partie ayant mal exécuté le contrat.

Demain, la fin du contentieux ?

Il faut se méfier, en droit, d’imaginer qu’une solution soit à jamais acquise. Il est certain que les sous-débats qui étaient apparus pour autoriser – ou refuser – ce recours délictuel sont certainement achevés.
 
Ainsi, peu importe qu’on soit en présence d’une obligation de résultat ou de moyens, d’une obligation de sécurité de résultat, ou du fait pour le tiers de détenir – ou pas – la qualité de tiers intéressé à l’exécution du contrat. De par sa généralité, l’arrêt du 13 janvier 2020 écrase ces débats, qui sont désormais non avenus.
 
Est-ce pour autant la fin de toute question juridique ? On peut en effet s’interroger quand on lit dans le projet de réforme du Code civil le nouvel article 1284 du Code rédigé – actuellement – comme suit :
 
« Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II. Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. Toute clause qui limite la responsabilité contractuelle d’un contractant à l’égard des tiers est réputée non écrite. »
 
Bien sûr, ce projet peut être amendé, mais même une lecture rapide du projet de l’article 1284 du Code montre qu’il ne s’articule pas exactement sur la jurisprudence issue de l’arrêt du 13 janvier 2020. Ainsi, le tiers « ayant un intérêt légitime » à l’exécution du contrat – ce qui veut tout et rien dire – se verra appliquer le régime de la responsabilité… contractuelle. Et, partant, les clauses limitatives de responsabilité qui deviendront applicables… à un tiers au contrat.

Parfois, une lumière éclatante peut aussi produire de l’ombre.