Article – De l’interprétation de l’action directe en droit européen

Mardi 4 février 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Le droit européen de l’assurance repose sur un équilibre délicat entre l’identification de principes communs aux membres de l’Union et la prise en compte de certains particularismes nationaux, comme l’action directe, prévue et organisée par l’article 124-3 du Code des assurances. C’est de ce fragile équilibre qu’a eu à traiter la Cour de cassation.

Le règlement Rome II, qui traite de la loi applicable aux obligations non contractuelles au sein de l’Union européenne, pose un principe général en son article 4, conforme aux principes du droit international privé, à savoir « la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels les conséquences indirectes de ce fait surviennent ».
 
C’est incontestablement la loi du pays du dommage qui se voit consacrée par ce règlement, en dépit d’exceptions et d’aménagements (exemple sur la responsabilité du fait des produits, article 5 du règlement). Pour l’action directe, le règlement intègre cette particularité assez française qui permet de mettre en cause directement l’assureur du responsable, au sens de l’article L.124-3 du Code des assurances qui dispose que : « Le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable. L’assureur ne peut payer à un autre que le tiers lésé tout ou partie de la somme due par lui, tant que ce tiers n’a pas été désintéressé, jusqu’à concurrence de ladite somme, des conséquences pécuniaires du fait dommageable ayant entraîné la responsabilité de l’assuré. »

Action directe et droit européen

L’action directe possède en effet l’immense avantage pour la victime d’éviter de passer par le patrimoine du responsable en cas de condamnation, purement symbolique si ledit responsable était en redressement judiciaire. L’intégration de ce mécanisme au sein du règlement Rome II s’effectue à l’article 18, qui dispose que « la personne lésée peut agir directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation non contractuelle ou la loi applicable au contrat le prévoit ».
 
C’est donc autoriser l’action directe de la victime en droit européen, selon que ce droit d’agir existe dans le pays où la victime subi le préjudice, ou si la loi qui gouverne le contrat d’assurance le prévoit.
 
Cela semble a priori simple, mais quelle sera la portée exacte de l’action directe si elle est recevable ? Sera-t-elle soumise en son intégralité au droit du for de la victime, balayant le droit national du contrat d’assurance sur les conditions, exclusions, limites, etc. de la police ? Ou, bien au contraire, sera-t-elle soumise aux limites de la loi locale qui régit le contrat d’assurance ?
 
En clair, agir directement contre l’assureur étranger est-ce exporter son régime indemnitaire avec l‘action directe – donc indemnisation et loi de la police d’assurance compris – ou est-ce simplement un droit d’agir plus large géographiquement, mais limité par le droit des assurances local ?
 
C’est cette seconde solution que va choisir la Cour de cassation, dans un arrêt de civ. 1ère du 18 décembre 2019 (n° 18-14.827) qui va poser sans détour que :
 
« En matière non contractuelle, la personne lésée peut agir directement contre l’assureur de la personne devant réparation si la loi applicable à l’obligation non contractuelle, déterminée conformément à l’article 4 du règlement où la loi du contrat d’assurance le prévoit ; que la cour d’appel a décidé à bon droit que si (l’assureur de la victime) pouvait exercer l’action directe, admise par la loi française, loi du lieu de survenance du dommage, elle pouvait se voir opposer la loi néerlandaise à laquelle le contrat d’assurance était soumis. »
 
Les circonstances du litige, en ces temps de mondialisation, sont classiques. Un particulier, demeurant en France, passe commande d’un panneau photovoltaïque à une société Espace confort, sise également en France, et assurée auprès de la Maaf. Les panneaux solaires vendus par Espace confort étaient pour leur part achetés en Hollande à la société Scheuten Solar Holding BV, société hollandaise, assurée en dernier lieu auprès de AIG Europe sise en Hollande.
 
Et cette société hollandaise avait elle-même fait l’acquisition des boîtiers de connexion montés sur ces panneaux photovoltaïques auprès d’une autre société hollandaise : la société Alrack BV, assurée chez Allianz Hollande. A la suite d’un défaut sur un boîtier, est survenu un incendie qui a amené le propriétaire français à  saisir son assureur, français, la Maaf, qui va se retourner contre les sociétés hollandaises et leurs assureurs hollandais.

Un principe vidé de sa substance ?

Problème, au niveau des assureurs hollandais, le défaut du boîtier avait été traité comme un sinistre sériel. Et, en Hollande, la loi applicable au contrat d’assurance, en présence de sinistres sériels, « prévoit que la victime est indemnisée au prorata de l’importance de son dommage et dans les limites du plafond de la garantie souscrite » (voir V. Legrand « La loi applicable à l’action directe de la victime » in Petites affiches du 22 janvier 2020 n° 16 p.13).
 
La cour d’appel de Limoges, saisie du litige, décidera dans son arrêt du 6 février 2018 de déclarer recevable le recours de la Maaf contre AIG Europe et Allianz Hollande, mais en appliquant à cet assureur les limites légales régissant le contrat d’assurance en Hollande.
 
La Maaf se verra ainsi limitée dans l’étendue de son recours, aux sommes de 31 627 € et 261 149 € payées in solidum par les sociétés Allianz Hollande et AIG Europe Hollande « dans les limites de la proratisation prévue par le droit néerlandais applicable à la police d’assurance pour le cas où le total des indemnités dues aux victimes du sinistre sériel excèderait le plafond de 1 250 000 € de la garantie souscrite, et dans la limite de ce plafond ».
 
La position de la Maaf sera alors d’affirmer dans son pourvoi que, des lors que l’action était recevable, opposer la loi hollandaise était illicite, car la soumission du litige à la loi du for évinçait le texte néerlandais. De plus, selon l’assureur français, appliquer la limitation du droit hollandais revenait à « vider de sa substance » l’exercice de l’action directe.
 
La Cour de cassation écartera ces moyens de cassation en indiquant que si l’action directe, quand elle était possible, était exercée, elle n’entraînait pas application du régime d’indemnisation – ici français – au contrat d’assurance, qui reste régi par sa propre loi.
 
En d’autres termes, il convient d’appliquer la loi du dommage pour l’action directe, mais la loi du contrat d’assurance pour l’indemnisation par l’assureur.

L’arrêt a semblé pour certains ne pas résoudre totalement l’équation qui lui était présentée par l’assureur français ; à quoi sert en effet d’agir si le schéma légal applicable au contrat d’assurance local empêche de fait une action efficace ?

La dualité de l’action directe

Cette solution n’est pourtant pas illogique quand on se penche sur les fondements de l’action directe.
 
Sans reprendre tout l’historique de l’action directe (voir le Traité de « Droit des assurances » de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, éditions LGDJ 2018, notamment n° 753 et suivants), celle-ci est une création jurisprudentielle légalisée en 1930, dont la jurisprudence n’a eu de cesse de montrer les subtilités, qui s’articulent autour de l’idée que « l’action directe du tiers lésé contre l’assureur de responsabilité (est) une action autonome qui trouve son fondement dans le droit de ce tiers à réparation de son préjudice » (Civ. 3e du 15 décembre 2010, n° 09-68894). 
 
On touche ici le cœur de la question, car ce qui caractérise l’action directe c’est son caractère dual, le fait que ce droit à réparation exercé par la victime contre l’assureur s’articule sur l’existence de la police d’assurance certes, mais également, et en même temps sur la créance de réparation que la victime possède sur l’assuré, ce qui présuppose la démonstration de sa responsabilité (voir Civ. 28 mars 1939, Bull. Civ. 1939 n°87 – voir J. Berr et H. Groutel « Les grands arrêts du droit des assurances » Sirey 1978, p. 220 qui retient que « si l’action de la victime d’un accident contre l’assureur est subordonnée à l’existence d’une convention passée entre ce dernier et l’auteur de l’accident et ne peut s’exercer que dans ses limites, elle trouve, en vertu de la loi, son fondement dans le droit à réparation du préjudice causé par l’accident dont l’assuré est reconnu responsable »).
 
L’action directe n’est possible que parce qu’il existe, condition première, une créance de responsabilité détenue par la victime sur le responsable, mais aussi, condition supplémentaire, parce que ce responsable est-lui-même titulaire d’une police d’assurance valable.
 
Cette dualité explique pourquoi, au titre d’une même action sollicitant l’indemnisation de la victime, l’articulation de deux législations est possible entre loi du lieu du dommage et loi du contrat d’assurance. Une action ici recevable donc, car autorisée par la loi française, mais limitée dans ses effets par la loi néerlandaise.
 
Sur le plan pratique, une telle jurisprudence permet certes à un Français d’exercer l’action directe à l’étranger, mais impose au requérant de s’interroger sur la foi de l’assureur étranger qui va subir l’action, et dont le régime pourrait aisément rendre son action sans intérêt, fut-elle pleinement justifiée en droit français. De la subtilité du droit des assurances…

Cass. 18 décembre 2019, n°18-14.827