Interview – Pertes d’exploitation : la portée juridique de la décision d’Axa contre le restaurateur (analyse)

Mercredi 27 mai 2020

Interview de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur par Anna DARCEL

Alors que le Tribunal de commerce de Paris vient de se prononcer sur le refus d’Axa France d’indemniser les pertes d’exploitation du restaurateur Stéphane Manigold, L’Argus de l’assurance a sollicité deux cabinets d’avocats pour analyser la portée juridique de la décision.

Dans le litige opposant Stéphane Manigold (SAS Maison Rostang) et Axa France Iard, le Tribunal de commerce de Paris a rendu une ordonnance de référé le 22 mai 2020. Cette décision fait suite au refus de l’assureur d’indemniser les pertes d’exploitation liées à la fermeture d’un des quatre établissements du restaurateur. Dans les conclusions déposées, au cours de l’audience du 12 mai 2020, l’assureur mettait notamment en exergue, à titre principal, l’incompétence du juge des référés pour interpréter le contrat litigieux (en l’absence d’urgence et en présence de contestations sérieuses), et à titre subsidiaire, le caractère inassurable du risque pandémique, le caractère volontaire de la fermeture de l’établissement du restaurateur et de « juger que l’arrêté du 14 mars 2020 ne constitue pas une décision de « fermeture administrative »».

Dans la décision susvisée, la demande du restaurateur a été jugée recevable : d’une part, le juge a considéré que l’urgence était établie et d’autre part que les contestations étaient « non sérieuses ». Ainsi, le juge des référés a condamné Axa France à verser « à titre de provision 45 000 € à la SAS Maison Rostang » ainsi que « la somme de 5000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ». Il a également désigné un expert judiciaire pour déterminer précisément le montant de l’indemnisation. Comment cette décision a-t-elle été perçue dans les cabinets d’avocats spécialisés dans le droit de l’assurance ? Voici leurs premières observations.

L’analyse de Luc Bigel et Hamza Akli avocats au sein du cabinet DLA Piper :

  • La procédure en référé

« Dans le cas d’espèce, c’est un référé d’heure à heure qui a été introduit : c’est une procédure qui nécessite une urgence très particulière. De manière plus générale, pour introduire un référé aux fins d’obtention d’une provision, il faut démontrer que l’obligation en cause est non sérieusement contestableLe juge des référés est le juge de l’évidence. De fait, il ne tranche pas au fond le litige, il admet que manifestement les conditions de l’obligation semblent acquises. Mais en aucun cas, il ne doit trancher en faveur d’une interprétation ou d’une analyse. En matière d’assurance, la question de l’interprétation d’une clause ambigüe de la police d’assurance relève de la notion de contestation sérieuse et donc est réservée au juge du fond. En l’espèce, le juge ne s’attarde pas sur les faits et balaye le débat sur l’assurabilité du risque pandémique et également celui sur les pertes d’exploitation « avec ou sans dommage », considérant le second argument comme une « allégation fantaisiste ». Il n’a pas voulu s’attacher à ce qui était théorique afin de ne pas tomber dans l’écueil de la contestation sérieuse. Peut-être était-ce son rôle. Force est de constater que le débat qu’on peut qualifier de théorique sur l’assurabilité du risque s’est déporté sur celui plus factuel de la clause relative à la fermeture administrative ».

  • Le risque pandémique

« Ce qui nous dérange un peu plus, c’est la question sur le risque assurable ou non, qui aura à se poser dans le débat au fond et qui aura, un impact très fort sur la décision qui sera rendue. Car sur ce point, au regard de la doctrine, et de la directive Solvabilité 2 notamment, qui inclut le risque pandémique dans les calculs actuariels de certains modules, l’argument économique ne tient pas car juridiquement, l’on peut considérer que c’est un risque qui peut être assurable. Le juge des référés le souligne en énonçant qu’il incombait à l’assureur d’exclure conventionnellement ce risque. La réponse tient dans le régime spécifique d’assurance pandémique actuellement à l’étude à Bercy ».

  • La portée de la décision

« Si Axa interjette appel, la cour d’appel statuerait sur le référé. Ce qui n’empêche pas d’introduire une procédure au fond, dont le but sera de statuer sur l’entièreté du préjudice. A notre sens, cette décision ne peut pas faire jurisprudence car elle vise un contrat en particulier dont la clause litigieuse demeure inconnue. D’autant plus, que dans la majorité des cas, les contrats contiennent une exclusion pour ce type de risque d’où le débat sur les pertes d’exploitations avec ou sans dommages. Il est regrettable que la décision ne reproduise pas les clauses contractuelles visées. Sur ce point, la décision manque de pédagogie et va décevoir beaucoup d’assurés, qui au vu de cette décision, pourraient se lancer dans des procédures coûteuses pour un résultat incertain».

L’analyse de Stéphane Choisez, avocat du cabinet Choisez Associés :

  • Le débat juridique à venir  

« Par la suite, le débat devrait se concentrer, d’une part, sur la compétence du juge des référés et d’autre part, sur la question de l’application ou non de la garantie litigieuse. Pour autant, la question de la procédure ne doit pas masquer la problématique qui résulte de la lecture du contrat. Car le véritable enjeu du litige, lorsqu’il sera examiné au fond, reviendra à déterminer si au-delà des mots, des grands principes et des déclarations de chacun, nous sommes en présence d’une garantie qui est acquise ou non. C’est la seule question qui doit se poser. Au fond, c’est la revanche du contractuel, peu importe ce qu’on dit, ce qu’on veut, le maître du jeu c’est le contrat. Et ce n’est pas parce qu’économiquement l’argument de l’inassurabilité d’une pandémie se défend, que juridiquement elle ne doit pas être prévue. »

  • La portée nuancée de la décision

« Cette décision est plus symbolique qu’autre chose. Il ne faut pas surinvestir une ordonnance de référé en disant qu’elle va résoudre tous les litiges existants. Elle démontre surtout que c’est un problème de pur contrat, de pure rédaction. Il est délicat d’affirmer qu’elle fera jurisprudence d’un point de vue technique et juridique puisqu’elle ne tranche pas un problème sur le fond, elle n’a pas autorité de la chose jugée. Mais elle va créer une impulsion pour les personnes qui ont le même contrat. Elle pourra, au moins, avoir une influence morale sur la décision des juges qui auront à connaître de ces dossiers. »

  • Au fond, le doute profite à l’assuré

« Il y a peut-être un débat sur la clause. Pour autant, il y a une règle d’or : la Cour de cassation autorise le juge à interpréter le contrat avec un certain nombre de critères. Si jamais le contrat doit être interprété, c’est en faveur de la partie la plus faible. Dans les contrats d’adhésion, c’est l’article 1190 du code civil qui traite de cette question-là et il prévoit qu’en cas d’interprétation, le doute doit profiter à l’assuré. Ce pouvoir d’interprétation n’existe qu’à une seule condition : le contrôle de dénaturation. Autrement dit, le juge doit interpréter pourvu qu’il trouve une ambigüité dans le contrat. A l’inverse, si le texte est clair, il a l’interdiction de l’interpréter ».