Action directe en assurance : des choix limités de compétence territoriale

Mardi 15 septembre 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Alors que la Cour de cassation avait décidé en 2006 d’élargir les options offertes à la victime en termes de compétence territoriale pour la saisie du juge dans un litige d’assurance, la Haute juridiction semble opérer un revirement en limitant géographiquement cette opportunité.

La solution de certains procès semble parfois si logique qu’on s‘étonne même qu’ils aient pu parvenir – avec les coûts et frais de défense qu’ils supposent – devant la Cour de cassation. Pourtant, on va le voir, la juridiction suprême porte sa part de responsabilité dans ce qui peut ressembler, à première vue, à un acharnement processuel infondé.

C’est le cas de l’arrêt de la Cour de cassation du 16 juillet 2020 (Civ. 2e, n° 19-18.795) qui, en matière de compétence territoriale, va poser « qu’aucun texte ne permettait de retenir la compétence territoriale de la juridiction dans le ressort de laquelle demeurait la victime ». Le juriste aura reconnu l’ombre portée de l’article R.114-1 du Code des assurances qui dispose que : « Dans toutes les instances relatives à la fixation et au règlement des indemnités dues, le défendeur (assureur ou assuré) est assigné devant le tribunal du domicile de l’assuré, de quelque espèce d’assurance qu’il s’agisse, sauf en matière d’immeubles ou de meubles par nature, auquel cas le défendeur est assigné devant le tribunal de la situation des objets assurés. Toutefois, s’il s’agit d’assurances contre les accidents de toute nature, l’assuré peut assigner l’assureur devant le tribunal du lieu où s’est produit le fait dommageable. »

Une option classique, mais une option réservée, normalement, au seul « assuré ». Si ce n’est que, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, et afin de faciliter l’accès à la justice, la Cour de cassation a décidé notamment via un arrêt du 30 mai 2006 (Civ. 1re, n° 04-13958), sur un fondement qui reste mystérieux, d’élargir les options de compétence territoriale de la victime en lui offrant la possibilité – alors qu’il n’est pas assuré insistons sur ce point – de bénéficier du choix de l’article R.114-1 du Code des assurances, en sus de celui de droit commun des articles 42 et suivants du CPC (« la victime exerçant l’action directe peut se prévaloir soit des règles de l’article R.114-1 du Code des assurances impératives dans les seuls litiges entre assureur et assuré quand ils ont trait à la fixation et au règlement de l’indemnité, soit des règles des articles 42 et suivants du NCPC »).
 
Et c’est tout l’enjeu de la décision du 16 juillet 2020 qui est amenée à connaître une large publicité (soit une publication P+B+I). Est-elle un revirement franc ou une esquisse de retour à l’orthodoxie du texte de l’article R.114-1 du Code des assurances ? 

Des circonstances classiques

Les consorts P. sont victimes le 11 avril 2016 d’un accident de la circulation dans lequel était impliqué un véhicule assuré par la Macif Centre Europe.
 
Les consorts P. ont donc assigné en indemnisation de leurs préjudices, via une action directe au sens de l’article L.124-3 du Code des assurances, l’assureur devant la juridiction de leur domicile, soit le tribunal de grande instance de Strasbourg.
 
Pour comprendre la suite du litige, il faut savoir que :

  • le domicile des consorts P. relève incontestablement du ressort du tribunal de grande instance de Strasbourg,
  • mais que le siège de l’assureur relève lui du ressort du tribunal de grande instance de Mulhouse,
  • tandis que l’accident de la circulation a eu lieu à Mollkirch, dépendant du tribunal de grande instance de Saverne,
  • le conducteur du véhicule incriminé, assuré chez la Macif, habitant lui-même à Mollkirch, relevant donc du même tribunal de grande instance de Saverne.

Donc, si l’on applique l’article R.114-1 du Code des assurances, l’option de la victime existe entre Strasbourg (domicile du demandeur) et Saverne (lieu de l’accident). Et si on applique les articles 42 et suivants du CPC, ce sera le siège de l’assureur, soit Mulhouse. A priori un choix large.

Amorce de revirement jurisprudentiel

Et pourtant, le tribunal de grande instance de Strasbourg va accueillir l’exception d’incompétence de l’assureur (tout en rappelant la règle de l’arrêt du 30 mai 2006), qui faisait valoir que l’article R.114-1 du Code des assurances n’avait pas vocation à s’appliquer, et que seul le tribunal de grande instance de Mulhouse, siège de l’assureur, pouvait être compétent territorialement. Mais certainement pas le tribunal de grande instance de Strasbourg, qui n’est que la juridiction du domicile de l’assuré. Et c’est là que la Cour de cassation porte sa part de responsabilité dans cet imbroglio processuel.
 
En effet, si on fait une lecture orthodoxe de la jurisprudence, l’option de la victime exerçant l’action directe permet d’exercer un droit, celui de l’article R.114-1 du Code des assurances, qui ne lui appartient juridiquement pas. Il est en effet impossible de confondre les qualités de victime tierce exerçant l’action directe de celle d’assuré.
 
On rappellera qu’au sens de l’article L.124-3 du Code des assurances, « le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable ».
 
Sans reprendre tout l’historique de l’action directe (voir le Traité de droit des assurances de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, éditions LGDJ 2018, notamment n° 753 et suivants), celle-ci est une création jurisprudentielle légalisée en 1930, dont la jurisprudence n’a eu de cesse de montrer les subtilités qui s’articulent autour de l’idée que « l’action directe du tiers lésé contre l’assureur de responsabilité (est) une action autonome qui trouve son fondement dans le droit de ce tiers à réparation de son préjudice » (Civ. 3du 15 décembre 2010, n° 09-68894). 
 
On touche ici le cœur de la question, car ce qui caractérise l’action directe c’est son caractère dual, le fait que ce droit à réparation exercé par la victime contre l’assureur s’articule sur l’existence de la police d’assurance certes, mais également, et en même temps sur la créance de réparation que la victime possède sur l’assuré, ce qui présuppose la démonstration de sa responsabilité (voir Civ. 28 mars 1939, Bull. Civ. 1939 n°87 – voir J. Berr et H. Groutel « Les grands arrêts du droit des assurance », Sirey 1978, p. 220 qui retient que « si l’action de la victime d’un accident contre l’assureur est subordonnée à l’existence d’une convention passée entre ce dernier et l’auteur de l’accident et ne peut s’exercer que dans ses limites, elle trouve, en vertu de la loi, son fondement dans le droit à réparation du préjudice causé par l’accident dont l’assuré est reconnu responsable »).
 
L’action directe n’est possible que parce qu’il existe, condition première, une créance de responsabilité détenue par la victime sur le responsable, mais aussi, condition supplémentaire parce que ce responsable est-lui-même titulaire d’une police d’assurance valable. Mais une fois que ces conditions sont remplies, c’est bien un droit propre et personnel dont dispose la victime, lui permettant par exemple d’assigner un assureur sans même devoir assigner l’assuré.

Et c’est cette autonomie même qui fait – normalement – sortir la victime du domaine de l’article R.114-1 du Code des assurances. La Cour de cassation va pourtant accueillir dans son arrêt du 16 juillet 2020 l’incompétence, avec un sens aigu de l’esquive.

L’exception d’incompétence de la compagnie faisant valoir que son siège relevait du tribunal de grande instance de Mulhouse sera acceptée en ces termes renvoyant à l’analyse de la cour de Colmar « en déduisant de ces constatations et énonciations qu’aucun texte ne permettait de retenir la compétence territoriale de la juridiction dans le ressort de laquelle demeurait la victime ». On notera la prudence byzantine de la Cour de cassation qui ne réaffirme à aucun moment la solution de 2006, se contentant de renvoyer à la rédaction des juges du fond (« l’arrêt énonce qu’il est de jurisprudence constante »).

Comme souvent en droit, un procès apparemment simple peut recouvrer des questions de politique judiciaire. On aura pour finir une pensée pour les victimes qui auront perdu quatre années de procédure en tentant de faire appliquer une jurisprudence supra legem de la Cour de cassation. L’ingratitude du contentieux est parfois remarquable.