Prescription biennale : quand la « provocation » de la Cour de cassation est facilitée par le droit de la preuve

Mardi 24 novembre 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

En matière de contentieux de la prescription biennale, la Cour de cassation continue de développer une jurisprudence favorable aux assurés. Dernier épisode en date, l’arrêt du 8 octobre 2020 (n° 19-18.181) où la plus haute juridiction oblige l’assureur à démontrer l’extinction de son obligation à l’égard de l’assuré.

La Cour de cassation, dans l’ordre judiciaire français, est en charge de dire le droit (L.411-2 du Code de l’organisation judiciaire (« La Cour de cassation ne connaît pas du fond des affaires, sauf disposition législative contraire ») et a globalement pour but d’unifier la jurisprudence. Même si elle ne saurait être considérée comme une source du droit, la Cour de cassation est incontestablement une autorité qui inspire les juridictions du fond.

Mais il est quelques sujets où la Cour de cassation ne se contente pas d’être un arbitre au-dessus de la mêlée, et invite – au nom de ce qu’elle estime juste et utile au système législatif français – le législateur à innover et à améliorer ou changer ses textes (voir ainsi le rapport annuel 2019 de la Cour de cassation, disponible sur son site, ou elle présente plusieurs dizaines de propositions de modifications législatives et réglementaires – page 23 et suivantes).

Et au-delà de ce que la Cour de cassation suggère explicitement, il est, en droit des assurances, un texte dont on sait qu’il a mauvaise presse auprès de la Cour de cassation, celui relatif à la prescription biennale de l’article L.114-1 du Code des assurances, pour lequel, et le biais d’une jurisprudence fournie, la Cour de cassation va écarter quasiment sous toutes ses formes et dans toutes les hypothèses le délai de prescription biennal, estimant sa durée trop brève pour le consommateur d’assurances.

Cette « animosité » de la Cour de cassation pour la prescription biennale est telle qu’on en est venu à parler de « jurisprudence de provocation » (le mot est du professeur Pellisier), comme ce fut le cas avec le célébrissime arrêt Desmares du 21 juillet 1982 (n° 81-12.850) qui précipitera l’avènement de la loi du 5 juillet 1985, dite loi Badinter.

Jurisprudence constante

Petit rappel des règles autorisant à faire jouer la prescription biennale, qui va subir sur plusieurs années un véritable chemin de croix judiciaire, détaillé par Romain Schulz (in RGDA 2017, pages n° 449 et suivantes), où la Cour de cassation va poser tout d’abord que la sanction de non-respect de l’obligation de l’article R. 112-1 était l’inopposabilité de la prescription biennale de l’assureur à l’assuré (Civ. 2e du 2 juin 2005 n° 03-11.871).

En effet, l’article R.112-1 du Code des assurances dispose, sans poser la sanction que « les polices d’assurance relevant des branches 1 à 17 de l’article R. 321-1… doivent rappeler… la prescription des actions dérivant du contrat d’assurance ».

Mais ce n’était que la première étape de l’évolution. En effet, la Cour de cassation posera que l’obligation de « rappeler les dispositions » n’est pas un simple renvoi aux textes mais bien plus une obligation de citation dans la police d’assurance des dispositions elles-mêmes (Civ. 3du 28 avril 2011, n° 10-16.269),

Enfin, la Cour de cassation est allée au-delà même du texte de la loi, en posant que les polices d’assurance devaient non seulement reproduire les dispositions du Code des assurances en matière de prescription, mais également les causes d’interruption de droit commun prévues par le Code civil, au motif que l’article L.114-2 du Code des assurances en fait accessoirement mention (Civ. 2e du 18 avril 2013 n° 12-19.519)

Et pour verrouiller complètement le système, un arrêt de la Cour de cassation du 21 mars 2019 (Civ. 3e n°17-28.021) a refusé de substituer la prescription de droit commun de cinq ans de l’article 2224 du Code civil à une hypothèse où la prescription biennale du Code des assurances, au sens de l’article L.114-1 du dit code, ne pouvait jouer, ce qui de fait amène implicitement mais nécessairement, à poser que quand la prescription biennale propre au Code des assurances n’est pas opposable à l’assuré, l’action de l’assuré est juridiquement imprescriptible. Peu importe le nombre d’années ou de décennies écoulées…

Et quand on pense que tout a été dit ou vu, ou presque, un arrêt surgit et vient encore renforcer l’idée que pour la Cour de cassation, il y urgence à reformer le texte de l’article L.114-1 du Code des assurances, comme c’est le cas pour l’arrêt du 8 octobre 2020 (n° 19-18.181).

Les faits

Les circonstances sont d’une grande simplicité : un assuré se fait voler son véhicule le 3 décembre 2008 mais n’assigne son assureur en paiement que le 19 juin 2012, soit bien après l’écoulement de la prescription biennale.

Pour une raison inconnue, il n’apparaît pas que les conditions générales de la police aient été produites en intégralité en justice, ce qui, au niveau de la stratégie judiciaire, est une erreur du côté de l’assuré – si les mentions obligatoires imposées par la Cour de Cassation ne figuraient pas sur son contrat.

Au niveau de la cour d’appel de Fort-de-France, celle-ci dans un arrêt du 6 novembre 2018, a déclaré l’action prescrite au motif que l’assuré n’apportait pas la preuve « que les éléments remis par l’assureur ne comportaient pas les informations sur les délais de prescription ».

C’était intervertir les règles de la charge de la preuve car, et selon les termes du pourvoi de l’assuré, « il appartient à l’assureur de rapporter la preuve de la remise à l’assuré des conditions générales ou d’une notice l’informant des délais de prescription des actions dérivant du contrat d’assurance, faute de quoi ces délais sont inopposables » à l’assuré.

Et la Cour de cassation de préciser :

« Pour déclarer irrecevable, comme prescrite, l’action de M. E…, l’arrêt énonce, notamment, que si celui-ci entend se prévaloir de l’inopposabilité du délai biennal de prescription dans le cas où la police d’assurance ne rappelle pas les dispositions concernant la prescription des actions dérivant du contrat, il lui appartient d’apporter la preuve des faits sur lesquels repose son argumentation.

L’arrêt retient à cet égard que l’intéressé ne démontre pas que l’exemplaire, qui lui a été remis, des conditions générales du contrat d’assurance ne mentionne pas le délai de prescription des actions en découlant et les modes d’interruption de ce délai, et qu’il contreviendrait ainsi aux prescriptions de l’article R. 112-1 du code des assurances.

En statuant ainsi, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve et violé les textes susvisés. »

C’est donc sanctionner la cour d’appel de Fort-de-France sur un des principes les plus essentiels du droit de la preuve – le fameux adage « actori incumbit probatio » – la charge de la preuve incombant au demandeur à l’exercice de ce droit, règle constante et intangible de notre droit de la preuve, visée à l’article 1315 ancien du Code civil, et renumérotée à l’identique à l’article 1353 nouveau du Code civil : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »

Or, en opposant une prescription biennale, au sens de l’article L.114-1 du Code des assurances, l’assureur oppose un droit de non garantie à l’assuré, garantie dont par évidence il « se prétend libéré » ce qui l’obligeait au sens de ce texte à « justifier …le fait qui a produit l’extinction de son obligation », en l’occurrence en prouvant non seulement l’écoulement du temps, mais aussi et surtout le droit d’opposer les stipulations contractuelles relatives à la prescription.

C’était donc à l’assureur de produire les documents contractuels, et plus précisément les conditions générales du contrat d’assurance conformes à la jurisprudence de la Cour de cassation, évoquée ci-avant.

On regrettera qu’il ait fallu six années de contentieux pour rappeler une telle évidence, délai dont l’assuré doit également assumer sa part de responsabilité en ne produisant pas ses propres conditions générales, ce qui aurait résolu rapidement le litige.

On le voit, à chaque nouveau contentieux (et à de rares exceptions, voir Cour de cassation du 5 mars 2020 n° 18-20.383) sur la prescription biennale, la Cour de cassation continue de développer une jurisprudence favorable aux assurés.

Reste à savoir pendant encore combien de temps le législateur restera sourd à cette provocation de la Cour de cassation… Mais ceci est une autre histoire.