Mardi 10 novembre 2020
Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur
La reconnaissance de la cession de droit entre assuré et assureurs par les juridictions signe-t-elle la fin de la subrogation en assurance ? La chambre commerciale de la Cour de cassation du 21 octobre 2020 (n° 19-16.206) se montre bien prudente sur cette problématique.
Certains arrêts suscitent, à peine publiés, une sorte d’emballement et se voient affubler d’un caractère « révolutionnaire » qui pourrait laisser penser que la Cour de cassation a rebattu les cartes du droit des assurances, sans prévenir quiconque.
Tel est notamment le cas d’un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 21 octobre 2020 (n° 19-16.206), publié au Bulletin, qui pose qu’« à bon droit » une cour d’appel a retenu qu’il « était loisible à la société L’Oréal de consentir à la société Chubb la cession de ses droits et actions nés des dommages qui ont donné lieu à l’application de la garantie de l’assureur », permettant le recours de l’assureur contre le responsable.
L’arrêt du 21 octobre 2020 s’est répandu chez les praticiens de l’assurance, auréolé de la réputation d’une décision bouleversant le droit des assurances, et renvoyant la subrogation légale, et même la subrogation conventionnelle, aux oubliettes de l’histoire du droit.
Mais est-ce aussi certain ? Une réponse négative s’impose en effet : nous ne sommes pas en présence d’une révolution, mais tout au plus d’une évolution limitée.
Les faits
Reprenons les faits de l’espèce, classiques. La société L’Oréal, assurée chez Chubb contre le risque d’avaries et les pertes subies par des marchandises transportées, a conclu un contrat de commission de transport avec la société Gefco pour l’acheminement en France de ses marchandises.
Gefco va, le 29 juin 2010, sous-traiter le transport de produits cosmétiques à la société Transports Catroux (assurée chez Allianz), voiturier qui va, selon lettre de voiture du 30 juin 2010, prendre en charge les marchandises afin de les acheminer à Villeneuve d’Ascq.
Le chauffeur, en cours de transport, laissera seuls le camion et sa remorque sur un parking, dans l’attente d’un second chauffeur supposé prendre en charge la remorque. La remorque disparaîtra au cours de la nuit, et sera retrouvée vide, délestée de son chargement.
Chubb et la société L’Oréal organiseront alors une cession de droits au profit de Chubb, qui assignera en responsabilité les sociétés Transports Catroux et Gefco, outre Allianz.
S’engagera, sur la partie assurantielle du dossier un débat où Gefco opposera à la société Chubb que, aux termes de l’article L.121-12, alinéa 1er du Code des assurances, si on pouvait écarter une subrogation légale au profit d’une subrogation conventionnelle, une cession des droits ne pouvait être envisagée, puisque l’introduction de cet article dans le Code était motivée « par la volonté du législateur de mettre un terme à la pratique antérieure des cessions de droit, jugée dangereuse pour les assurés ».
Cet argument sera rejeté en première instance. La cour d’appel de Versailles, le 5 février 2019, validera le principe même de la cession des droits au profit de l’assureur Chubb.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 21 octobre 2020, si elle retient le principe de la validité de la cession de droits entre un assureur et son assuré, va casser toutefois l’arrêt de la cour d’appel sur la question de la responsabilité présumée du voiturier.
A priori, l’arrêt est publié au Bulletin, signe de son importance, et sa généralité pourrait laisser supposer que, par le mécanisme de cession des droits, la subrogation légale et conventionnelle serait amenée à disparaître…
C’est certainement l’erreur à ne pas commettre, tant on sait que la Cour de cassation est attentive à défendre le mécanisme même de la subrogation légale (et conventionnelle), nourrissant un contentieux toujours plus fourni.
Une pratique encadrée
Reprenons le texte de l’article L.121-12 alinéa 1er du Code des assurances : « L’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur.
L’assureur peut être déchargé, en tout ou en partie, de sa responsabilité envers l’assuré, quand la subrogation ne peut plus, par le fait de l’assuré, s’opérer en faveur de l’assureur.
Par dérogation aux dispositions précédentes, l’assureur n’a aucun recours contre les enfants, descendants, ascendants, alliés en ligne directe, préposés, employés, ouvriers ou domestiques, et généralement toute personne vivant habituellement au foyer de l’assuré, sauf le cas de malveillance commise par une de ces personnes. »
Notons tout d’abord que si la subrogation n’est pas une création propre du Code des assurances et figure dans le Code civil aussi bien sous la forme de subrogation légale (article 1346 du Code civil) mais encore conventionnelle (article 1346-1 du Code civil), son régime est bien celui d’un texte de droit spécial.
Ainsi, d’entrée, l’article L.121-12 du Code des assurances organise une subrogation encadrée, limitée au paiement de l’assureur (alinéa 1er), avec une possibilité de décharge en cas de faute de l’assuré rendant la subrogation impossible (alinéa 2) et limitant le périmètre du recours de l’assureur subrogé (alinéa 3).
Cette nécessité d’encadrer – dans le domaine de l’assurance – un mécanisme déjà existant s’explique par une volonté législative tendant à rétablir une forme d’égalité entre assureur et assuré, afin que l’assureur ne puisse, au regard de sa situation de fortune, abuser de cette subrogation en sa faveur.
Toutefois, cette volonté d’encadrer ce régime de droit spécial est curieusement contrebalancée par le fait que le texte de l’article L.121-12 du Code des assurances n’est pas d’ordre public, mais simplement supplétif au sens de l’article L.111-2 du Code des assurances.
Or, si ce texte est supplétif, pourquoi dés lors ne pas s’autoriser à invoquer la cession de droits, ou plus précisément la cession d‘action des articles 1689 et suivants du Code civil ?
En effet, l’avantage de la cession de droit pour l’assureur est qu’elle permet d‘aménager contractuellement l’ampleur du recours, par exemple en permettant à l’assureur d’agir contre le tiers responsable avant même d’avoir payé l’assuré, lui-même privé du droit de recourir (voir sur ces notions le comparatif issu du traité de « Droit des assurances » de M. Chagny et L. Perdrix, Ed. Lextenso décembre 2018 n° 633).
Cette utilisation de la cession de droits, en lieu et place de la subrogation, avait originellement été validée par la chambre civile le 3 février 1885 et 5 août 1885 (DP, 1886, 1, 173).
La loi de 1930 va modifier la donne, inscrivant le régime de droit spécial de la subrogation dans le Code des assurances, tout en maintenant son caractère non impératif, ce qui amènera la Cour de cassation à poser dans un arrêt de principe du 5 mars 1945 (« Grands Arrêts de Droit des assurances » n° 21, observations J. Berr et H. Groutel) que lorsque l’assureur « entend exercer les droits de l’assuré, il doit nécessairement agir par la voie du recours subrogatoire de l’article L.121-12 du Code des assurances » (M. Chagny et L. Perdrix op. cité).
Les éclaircissements de la Cour de cassation
La jurisprudence de la Cour de cassation n’a eu dès lors de cesse d’aller chercher les détails de ce régime, poussant toujours plus loin le sens du détail (voir par exemple sur la différence subtile entre un assureur qui prouve en première instance un paiement à son assuré – pas de subrogation – jusqu’à ce qu’il prouve en appel que son paiement à son assuré est exercé en vertu du contrat d’assurance – subrogation – Civ. 2e du 13 septembre 2018 n°17-21.437)
De même, amenant le texte légal dans ses retranchements, la Cour de cassation rappellera que le recours de l’assureur, qui paie par erreur son assuré ne découle dès lors pas de l’exécution du contrat, et ne peut donc être subrogatoire contre le responsable, mais que ce recours existe et sera néanmoins fondé sur l’enrichissement sans cause (Civ. 3e du 21 mars 2019 n° 18-11.890).
Cette construction subtile d’un régime global – ce qui explique d’ailleurs la fréquence des actions combinées de recours d’assureurs utilisant la subrogation légale et la subrogation conventionnelle pour « doubler » cette première – autour du mécanisme de la subrogation en droit des assurances est-elle alors mis à bas par l’arrêt du 21 octobre 2020 ?
Car s’il est possible d’utiliser la cession de droits, au nom du caractère supplétif de l’article L.121-12 du Code des assurances, alors toute cette construction légale et jurisprudentielle de plusieurs décennies est-elle vouée à être considérée comme obsolète ?
La portée limitée de l’arrêt du 21 octobre 2020
En réalité, plusieurs éléments plaident pour n’accorder qu’une portée juridique limitée à cette décision du 21 octobre 2020, dont le résultat paraît surtout être la conséquence des règles particulières mais également des usages spécifiques de la matière transport.
Sur le simple plan de l’organisation judiciaire, il est à noter d’ailleurs que ce n’est pas la première chambre civile, en charge du contentieux de l’assurance, qui a rendu cet arrêt.
Imaginer qu’une évolution aussi majeure et radicale du droit des assurances ne vienne pas de la chambre en charge du contentieux de l’assurance paraît illusoire.
Car c’est bien la position de la chambre commerciale qui est ici exprimée, pas celle de la Cour de cassation en son ensemble, et certainement pas celle de la première chambre.
Et si demain la première chambre maintenait son analyse classique, faisant de la subrogation légale ou conventionnelle le pilier du recours de l’assureur, c’est sans doute via une chambre mixte, ou une assemblée plénière que se résoudrait la question centrale de la place de la cession de droit au regard de la subrogation légale du Code des assurances.
Dés lors, comment expliquer cette décision ?
Et ce alors même que dans son pourvoi Gefco prenait soin de rappeler que la création de l’article L.121-12 du Code des assurances était la conséquence de « la volonté du législateur de mettre un terme à la pratique antérieure des cessions de droit, jugée dangereuse pour les assurés ».
Une première explication tient sans doute à la prudence dont la chambre commerciale à combiné cession et jeu de l’assurance, en indiquant expressément qu’il « était loisible à la société L’Oréal de consentir à la société Chubb la cession de ses droits et actions nés des dommages qui ont donné lieu à l’application de la garantie de l’assureur ».
La cession de droit n’avait pas été utilisée ici pour spolier l’assuré – par exemple en ne le payant pas grâce à une habile clause de l’acte de cession – mais au regard du jeu de la garantie d’assurance elle-même (ce qui entraîne une subrogation légale mais passons…).
L’explication tient peut-être également à cette qualité d’assuré, ici assumée par la société L’Oréal, dont le poids économique est largement supérieur à celui de son assureur, intervenant dans une matière très particulière – le droit des transports, qui est notoirement une chausse-trappe juridique permanente s’articulant sur des règles archaïques – on pense à la prescription d’un an de l’article L.133-6 du Code de commerce, si brève qu’il est d’usage d’y déroger conventionnellement afin d‘éviter des tombereaux de contentieux inutiles.
Dès lors, la cession de droits, loin de léser l’assuré ici, s’apparente plutôt à un transfert de risques au profit de l’assureur, l’amenant à assumer les charges et risques du procès à venir, avec toutes ses contraintes.
Nous assistons peut-être à une évolution sur le recours à la notion de cession de droit dans une matière spécifique, le droit du transport, ou éventuellement au regard d’assurés relevant des grands comptes, bien plus aptes économiquement à se défendre et à ne pas accepter un transfert de risques en faveur de l’assureur sans paiement préalable, ou si faible qu’il en serait frauduleux.
Mais prétendre que cet unique arrêt va bouleverser l’ensemble de la matière est une approche sans issue. Une évolution, qui plus est en devenir, ne fait pas une révolution.