La subrogation « in futurum » en dommages-ouvrage : un jeu d‘équilibre permanent

Mardi 8 décembre 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Jusqu’où est-il possible d’aller en termes de raisonnement juridique pour garantir l’efficacité d’une assurance obligatoire, en l’occurrence celle de l’article L.242-1 du Code des assurances, posant le principe de « l’assurance de dommages obligatoire » ? Assez loin si l’on en croit la jurisprudence constante que vient de confirmer un arrêt du 5 novembre 2020 de la 3e chambre civile (n°19-18.284) qui, en matière d’assurance dommages-ouvrage, pose un aménagement au principe général de la subrogation en assurance en acceptant d’écarter, même temporairement, l’exigence du paiement préalable qui autorise l’exercice via la subrogation du recours de l’assureur.

Rappelons tout d’abord que le régime obligatoire de l’assurance de dommages obligatoires repose quasiment tout entier sur deux articles du Code des assurances et notamment l’article L.242-1 qui dispose que « toute personne physique ou morale qui, agissant en qualité de propriétaire de l’ouvrage, de vendeur ou de mandataire du propriétaire de l’ouvrage, fait réaliser des travaux de construction, doit souscrire avant l’ouverture du chantier, pour son compte ou pour celui des propriétaires successifs, une assurance garantissant, en dehors de toute recherche des responsabilités, le paiement de la totalité des travaux de réparation des dommages de la nature de ceux dont sont responsables les constructeurs au sens de l’article 1792-1, les fabricants et importateurs ou le contrôleur technique sur le fondement de l’article 1792 du Code civil ».

Texte autonome donc, mais bien évidemment reposant, comme tout contrat d’assurance, sur les principes fondamentaux du contrat d’assurance, et notamment la subrogation de l’article L.121-12 alinéa 1er du Code des assurances qui dispose que « l’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur ».

Notons tout d’abord que si la subrogation n’est pas une création propre du Code des assurances et figure dans le Code civil, aussi bien sous la forme de subrogation légale (article 1346) mais encore conventionnelle (article 1346-1), son régime est bien celui d’un texte de droit spécial dont la finalité est avant tout de protéger l’assuré.

En effet, avant la réforme de 1930, ce recours de l’assureur passait souvent par l’utilisation du mécanisme de la cession de droit. Or, l’avantage de ce fondement juridique pour l’assureur est qu’il permet d‘aménager contractuellement l’ampleur du recours, par exemple en permettant à l’assureur d’agir contre le tiers responsable avant même d’avoir payé l’assuré, lui-même privé du droit de recourir (voir sur ces notions le comparatif issu du traité de « Droit des assurances » de M. Chagny et L. Perdrix, Ed. Lextenso décembre 2018 n° 633).

Cette utilisation de la cession de droits, en lieu et place de la subrogation, avait originellement été validée par la chambre civile les 3 février 1885 et 5 août 1885 (DP, 1886, 1, 173). La loi de 1930 va modifier la donne, inscrivant le régime de droit spécial de la subrogation dans le Code des assurances, tout en maintenant de façon étonnante son caractère non impératif.

La Cour de cassation, soucieuse de la protection de l’assuré, posera alors dans un arrêt de principe du 5 mars 1945 (« Grands Arrêts de Droit des Assurances » n°21, observations J. Berr et H. Groutel) que lorsque l’assureur « entend exercer les droits de l’assuré, il doit nécessairement agir par la voie du recours subrogatoire de l’article L.121-12 du Code des assurances » (M. Chagny et L. Perdrix op. cité).

Ce point étant acquis, comment rendre alors compatible subrogation et assurance dommages-ouvrage ? Car l’importance du paiement de l’assureur est fondamentale, puisque l’assureur incapable de le prouver n’a « ni qualité ni intérêt pour agir » (Civ. 1er, 9 octobre 2001 n°98-18378). La règle est simple ; sans paiement, pas de subrogation.

Or, en matière de construction, il arrive assez fréquemment que l’assureur dommages-ouvrages soit actionné par le maitre de l’ouvrage peu de temps avant la fin du délai décennal. Comment alors pour l’assureur DO être subrogé, faute de paiement, et préserver ses recours contre les constructeurs ?

La Cour de cassation a résolu la question en usant en fait d’une pirouette juridique, qui postule que « est recevable l’action engagée par l’assureur avant l’expiration du délai de forclusion décennale, bien qu’il n’ait pas eu (l’assureur DO) au moment de la délivrance de son assignation, la qualité de subrogé dans les droits de son assuré, dés lors qu’il à payé l’indemnité due à ce dernier avant que le juge du fond n’ait statué » (Civ. 3e 10 décembre 2003 n° 01-00614) sachant que la jurisprudence est constante depuis Civ. 3du 29 mars 2000 (n° 98-19.505) et dont l’arrêt du 5 novembre 2020 est une nouvelle illustration.

Les faits

Soit une commune, celle de Lille, qui fait procéder à l’extension de l’hôtel de ville par la construction de deux immeubles de bureaux, et confie des travaux de gros œuvre à la société Quillery, qui confie les travaux à deux sous-traitants, assurés auprès de la SMABTP. La commune, pour sa part, a conclu un contrat d’assurance dommages-ouvrages auprès d’Axa. Les travaux seront réceptionnés le 17 juin 2004.

Des désordres étant apparus sur les façades de l’hôtel de ville sous forme de dégradations du parement en briques, la commune a assigné le 4 août 2006 son assureur Axa. Une expertise sera ordonnée le 20 juillet 2007, puis Axa assignera la SMABTP en expertise le 11 septembre 2008, et une expertise sera à nouveau ordonnée le 9 décembre 2008.

Le 15 janvier 2014, Axa appelait la SMABTP en garantie, tandis qu’Axa et la commune de Lille concluaient une transaction le 2 avril 2015. La cour d’appel de Douai, le 25 avril 2019, faisait droit à l’exception d‘irrecevabilité soulevée par la SMABTP, au motif qu’au moment de l’engagement de l’action par Axa, cet assureur n’avait pu être subrogé dans les droits de son assuré faute de paiement.

Devant la Cour de cassation, Axa faisait valoir un défaut de base légale, notamment au regard du fait que la cour de Douai n’avait pas vérifié si elle n’avait pas été subrogée « avant qu’elle (la Cour de Douai) ne statue » sur le fond.

La Cour de cassation, pour faire droit au pourvoi, raisonnera par étapes, posant d’abord qu’au visa de l’article L.121-12 du Code des assurances le recours de l’assureur exigeait une subrogation, puis au visa des articles 2241 et 2270-1 anciens du Code civil que les actions délictuelles se prescrivaient par dix ans, outre l’effet interruptif d’une assignation en référé.

Et sur la question de la « régularisation » du paiement à l’assuré, et au visa de l’article 126 du CPC, la Cour de cassation indiquera « dans le cas où la situation donnant lieu à la fin de non-recevoir est susceptible d’être régularisée, l’irrecevabilité sera écartée si sa cause à disparu au moment ou le juge statue ».

Et comme selon la Juridiction supreme, la cour d’appel de Douai n’avait pas recherché, comme il lui était demandé « si la société Axa France n’avait pas été subrogée par le maître de l’ouvrage avant qu’elle ne statue », la décision frappée de pourvoi était dépourvue de base légale.

Critique de la décision

Une solution classique donc, mais qui laisse un goût d’inachevé au commentateur. Retenir le principe d’une subrogation « in futurum », qui doit être régularisée avant que le juge du fond statue, c’est accepter que le temps de cette régularisation, l’action soit en fait irrecevable au sens de l’article 126 du CPC.

Pratiquement, pendant plusieurs mois, voire années, un procès va se dérouler en sachant que la forme du recours est imparfaite, et l’action de l’assureur théoriquement irrecevable. On peut comprendre l’importance de maintenir l’équilibre économique du système de la dommages-ouvrage, ce qui suppose de maintenir le principe des recours, à défaut de quoi la pérennité des assureurs DO se poserait certainement.

Mais passer par l’artifice – même si exact sur le plan processuel – de la régularisation possible du droit d’agir tant que le juge peut statuer au fond, pose un problème de cohérence alors même que le mécanisme de la subrogation est supposé, plus que celui de la cession de droit, protéger les intérêts des assurés, et éviter les dérives qui ont existé avant la loi de 1930.

Reste à espérer que le législateur saura modifier le texte en ce sens, afin de revitaliser le mécanisme de la subrogation, et ce alors même que la 3e chambre civile dans un arrêt du 21 octobre 2020 (n° 19-16206) a semblé appeler, même s’il s’agissait de droit maritime, soit un droit spécifique, le mécanisme de la cession de droit de ses vœux.

Une clarification légale quant à la place et au périmètre du mécanisme de subrogation serait bienvenue, particulièrement en dommages-ouvrage. La sécurité juridique l’impose.