Mardi 2 mars 2021
Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur
La formation restreinte du H3C a sanctionné le 19 février 2021 neuf commissaires aux comptes (CAC) et sociétés de commissariat aux comptes en allant de l’avertissement, blâme ou sanctions pécuniaires (400 000 € pour une des sociétés), à la radiation de la liste des commissaires aux comptes, voire à des peines. Quels enseignements pourrions-nous tirer de cette décision ? Et quelle conséquence pour la responsabilité civile des experts-comptables ?
Il est rare d’avoir à traiter dans ces colonnes d’une décision de sanction du H3C (acronyme imagé du Haut conseil du Commissariat aux comptes), mais la décision « Agripole » rendue le 19 février 2021 (FR 2019-09S disponible sur le site www.h3c.org) est exceptionnelle par son ampleur et ses conséquences potentielles, notamment civiles et pénales, ainsi que sur la façon dont, pierre après pierre, le droit de la régulation se construit en creux des sanctions prononcées.
L’affaire étant toujours en cours, et susceptible d’un recours devant le Conseil d’Etat, on se gardera de donner un avis définitif sur la culpabilité de tel ou tel intervenant, ni de considérer le dossier comme clos sur cet aspect disciplinaire. L’affaire « William Saurin » reste pourtant, malgré ces réserves importantes, riche d’enseignements sur la façon dont un régulateur pense, organise et sanctionne son propre contrôle.
Obligation de moyen / obligation de résultat
Petit rappel de principe, la mise en cause fréquente dans les contentieux en droit des affaires de la responsabilité civile des experts-comptables est souvent le pendant logique de certaines stratégies judiciaires, certains diront la facilité de celles-ci, en cas de préjudice subi par la société, les actionnaires, voire même parfois par les dirigeants (Com. 2 juillet 1973, DS 1973, 674, note Guyon).
Le principe de la responsabilité est posé par l’article L.822-17 du Code du commerce, au titre des « conséquences dommageables des fautes et négligences par eux commises dans l’exercice de leurs fonctions ». Cette action se prescrit, selon la combinaison des articles L.822-18 et L.225-254 du Code de commerce par trois ans « à compter du fait dommageable ou s’il a été dissimulé, de sa révélation ».
Le contentieux n’est pas, contrairement à ce que l’on imagine souvent, aussi défavorable que cela aux commissaires aux comptes, dont la responsabilité est appréciée in abstracto au regard d’un standard de comportement moyen, avec un commissaire aux comptes normalement diligent et actif, mais non pas doué de prescience (absence de responsabilité du commissaire aux comptes pour une fraude sophistiquée organisée par un comptable Com. 23 juin 2015, n° 14-14242).
De plus, on raisonne ici souvent dans des chaînes de responsabilité complexes, où la part de la causalité de la faute du commissaire aux comptes se discute, ce qui amène à raisonner en termes de « perte de chance » (Com. 24 septembre 2003, Bull. Joly 2003, 1260).
Et bien évidemment, la responsabilité du commissaire aux comptes au titre de son devoir de conseil cesse quand il est rédacteur de sa propre cession de parts sociales, puisqu’il n’intervient que pour son propre compte (Com. 2 décembre 2020, n° 17-21188).
C’est pourquoi une décision telle celle du H3C du 19 février 2021, malgré le principe de l’autonomie de la faute disciplinaire et de la faute civile, peut être un argument utile pour une action civile en indemnisation quand on sait que les liquidateurs de l’entreprise réclamaient près de 450 M€ de dommages et intérêts aux mis en cause.
Les faits
En l’espèce, la formation restreinte du H3C a sanctionné le 19 février 2021 neuf commissaires aux comptes et sociétés de commissariat aux comptes au titre de sanctions allant de l’avertissement, du blâme, de sanctions pécuniaires (400 000 € pour une des sociétés), à la radiation de la liste des commissaires aux comptes, voire l’interdiction d’exercer la fonction.
Même si les peines sont moins lourdes que les réquisitions, ces sanctions sont les plus lourdes jamais prononcées par ce régulateur. Elles interviennent de fait dans un contexte de fraude massive qui a frappé la société exploitant la marque « William Saurin », dont la dirigeante et seule actionnaire décédée depuis lors et répondant au doux sobriquet de « mamie cassoulet » avait pendant dix ans truqué les comptes, pour un montant estimé de 300 M€ (à rapporter à un chiffre d’affaires oscillant entre 900 M€ et un milliard d’euros par an).
Il était donc reproché aux commissaires aux comptes de ne pas avoir su détecter l’une des plus grands fraudes comptables jamais réalisées en France. De fait, le H3C reprochait à certains commissaires poursuivis de ne pas avoir suffisamment examiné les factures relatives aux avances financières sur des stocks de viande bovine, se contentant en fait des explications orales de la dirigeante, et donc d’avoir émis des opinions non étayées majoritairement erronées.
De même, le H3C reprochait à l’un des commissaires aux comptes la réalisation de prestations de conseil interdites au profit de la dirigeante décédée, de nature à le placer dans une situation d’incompatibilité générale en compromettant son indépendance.
Certains des commissaires aux comptes ayant annoncé leur intention de faire appel, on examinera ce qui est pertinent au regard des mécanismes propres du droit de la régulation, et que l’on retrouve de façon quasi systématique dans les procédures disciplinaires, quels que soient les régulateurs concernés (ACPR, Cnil,…)
En termes de procédure, on retrouve dans la longue décision du 19 février 2021 (178 pages) une même absence de succès des moyens de défense processuels, qui sont immanquablement écartés, alors que certains auraient mérité plus de réflexion.
Ainsi, c’est à un véritable tir de barrage processuel que le H3C a dû faire face, puisque outre la régularité de sa saisine qui était discutée, elle aura à affronter plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité, de nombreuses questions préjudicielles outre des demandes de sursis liées à l’existence d’instances civiles, administratives et pénales…
La réponse de la H3C
Sur les questions prioritaires de constitutionalité, au nombre de six, celles-ci seront écartées notamment au motif que les QPC ne peuvent être soulevées devant les autorités administratives indépendantes, ou comme ici les autorités publique indépendantes, même dotées d’un pouvoir de sanction, faute d’être des juridictions au sens du droit interne (Conseil constitutionnel, décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012), le H3C retenant que la formation restreinte n’était pas une juridiction au sens de la loi.
On ne peut que regretter que, au vu de l’importance que prennent les régulateurs dans la vie économique, un tel raisonnement puisse encore prospérer, alors même que les principes directeurs du procès sont organisés au sein de ces autorités administratives ou publiques indépendantes sans qu’elles soient des « juridictions ».
Car cela revient de fait à priver, sous couvert de juridisme, un acteur poursuivi par le H3C, et risquant potentiellement sa carrière professionnel, de défendre l’intégralité de ses droits.
De même, face aux sept questions préjudicielles qui lui seront posées aux fins de transmission à la CJUE, fondées sur l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissant le principe de l’égalité des armes, le H3C bottera en touche en rappelant que la question présentée devant lui posait « sous couvert d’interprétation d’un texte européen, une question, de conformité du droit national au droit de l’Union » (page 21), posant de surcroît que puisque les décisions du H3C étaient au sens de l’article L.824-14 du Code de commerce susceptibles de recours, la formation restreinte « n’a pas l’obligation de transmettre à la CJUE les questions préjudicielles présentées devant elle ».
Ici encore, face à une décision hautement impactante pour les commissaires aux comptes poursuivis, une telle rigueur, sous couvert de l’existence d’un recours auprès du Conseil d’Etat, paraît problématique.
De même, s’agissant des demandes de sursis à statuer, au titre des procédures civiles, administratives et pénales, on peut comprendre sur le plan juridique que l’indépendance de l’action disciplinaire n’obligeait pas le H3C, mais c’est faire preuve de naïveté de la part du H3C que de croire qu’une telle décision de sa part ne servira pas d’appui aux autres actions, civiles ou pénales en cours.
Une fois de plus, et ce constat est commun avec les autres régulateurs, la procédure apparaît purgée de toute difficulté, ce qui est en soi le signe d’un système parfaitement organisé pour protéger les droits de la défense, soit plus vraisemblablement le signe de l’incapacité du régulateur de percevoir les failles de régularité de sa propre procédure.
De la difficulté d’être enquêteur, juge d’instruction et sanctionnateur tout à la fois…
Autre constance notable, la publicité attachée à la décision du 19 février 2021 qui est non seulement publiée en intégralité sur le site, mais encore accompagnée par un communiqué de presse dont la volonté pédagogique est transparente.
Ainsi, le fait que la sanction attachée à la faute d’associés personnes physiques puisse rejaillir sur la responsabilité disciplinaire des personnes morales, au nom desquelles sont exercées les fonctions de commissaires aux comptes, « sans que soit nécessaire la preuve d’un manquement distinct de la société » sonne très clairement comme un avertissement au marché, la responsabilité disciplinaire est ascendante et surtout de plein droit.
A cet égard, et toujours dans l’optique de la diffusion de la décision, on rappellera que sur son site même le H3C vante que « la décision de la formation restreinte est rendue publique sur le site internet du haut conseil pour une durée qui ne peut être inférieure à cinq ans », sauf grave préjudice pour les parties ou le système financier.
Malgré une tentative, in extremis, de différer la publicité de la décision au sens de l’article L.824-13 du Code de commerce, c’est bien la décision intégrale, non anonymisée, qui sera publiée sur le site du H3C.
Reste un problème plus général, tout aussi classique désormais avec les différents régulateurs, qui tient à la façon dont l’autorité publique indépendante qu’est le H3C va, au travers de cette décision, influencer le régime juridique de la responsabilité civile de l’expert-comptable. En effet, comme quasiment toutes les prestations intellectuelles, l’expert-comptable est tenu à une obligation de moyen (Com. 19 octobre 1999, Bull. Joly 2000, 43), sauf pour certaines missions accessoires très précises (voire par exemple la certification du montant des rémunérations versées aux personnes les mieux payées de la société ; article L.225-115-4° du Code de commerce).
Or, en imposant qu’une fraude manifestement massive et organisée ne puisse pas tromper des professionnels du commissariat aux comptes, le H3C n’est-il pas en train d’imposer une obligation de résultat qui ne dit pas son nom ? On retrouve ici la question de la dualité de l’approche d’un même Code – ici de Commerce – entre la Cour de cassation et le régulateur (voir par exemple sur la façon dont l’ACPR envisage la responsabilité du courtier grossiste, à l’inverse de la Cour de cassation).
Cette question de la coexistence de plusieurs approches d’une même règle de droit sera certainement un des enjeux majeurs du droit de la régulation dans les prochaines années. Le droit a besoin de stabilité et de sécurité, et la dualité des approches, même nourrie des meilleurs intentions du monde, n’est jamais un bon signe pour les praticiens.