Mardi 13 avril 2021
Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur
Dans un arrêt du 4 mars 2021, la Cour de cassation se prononce en faveur du droit qu’a la victime exerçant une action directe contre l’assureur de faire valoir toutes les exceptions de garantie normalement réservées au seul assuré, et ce au nom de l’autonomie de l’action directe.
Le droit des assurances possède ceci de fascinant que certains fondements juridiques n’en finissent pas de révéler leurs subtilités, alors même que l’on pensait avoir fait le tour de la matière.
Tel est précisément le cas pour l’action directe de l’article L.124-3 du Code des assurances qui confirme toujours et plus encore son autonomie, en reconnaissant à la victime qui l’exerce de ne pas se contenter de recevoir le bénéfice d’un contrat conclu par son auteur responsable – et donc souscripteur de la police – mais lui permettant, aux termes d’un arrêt du 4 mars 2021 (Civ. 3e – n° 19-23.033), de débattre de la validité et de l’opposabilité d’une restriction de la garantie préjudiciable à ses intérêts, en l’espèce une clause d’exclusion.
Ce principe d’action directe, légalisé désormais, est issu d’un arrêt fondateur du droit des assurances du 14 juin 1926 (cf. l’ouvrage indispensable des Grands arrêts du droit des assurances, Sirey 1978, p. 212, de Cl-J Berr et H. Groutel) permettant de fait à la victime de posséder un privilège sur l’indemnité due par l’assureur de responsabilité, sans avoir à subir les affres – l’hypothèse ne fut pas rare – de devoir perdre tout droit à indemnisation si l’auteur et assuré partait en procédure collective, rendant dès lors l’assurance de responsabilité sans intérêt aucun.
Sans reprendre tout l’historique de l’action directe (voir le Traité de droit des assurances de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, éditions LGDJ 2018, notamment n° 753 et suivants), la jurisprudence n’a eu de cesse d’en montrer les subtilités, qui s’articulent autour de l’idée que « l’action directe du tiers lésé contre l’assureur de responsabilité (est) une action autonome qui trouve son fondement dans le droit de ce tiers à réparation de son préjudice » (Civ. 3e du 15 décembre 2010, n° 09-68.894).
Du caractère dual de l’action directe
On touche ici au cœur de la question, car ce qui caractérise l’action directe c’est son caractère dual, le fait que ce droit à réparation exercé par la victime contre l’assureur s’articule sur l’existence de la police d’assurance certes, mais également et en même temps sur la créance de réparation que la victime possède sur l’assuré, ce qui présuppose la démonstration de sa responsabilité (voir Civ. 28 mars 1939, Bull. Civ. 1939 n° 87 – voir J. Berr et H. Groutel Les grands arrêts du droit des assurances, Sirey 1978, p. 220, qui retient que « si l’action de la victime d’un accident contre l’assureur est subordonnée à l’existence d’une convention passée entre ce dernier et l’auteur de l’accident et ne peut s’exercer que dans ses limites, elle trouve, en vertu de la loi, son fondement dans le droit à réparation du préjudice causé par l’accident dont l’assuré est reconnu responsable »).
Aujourd’hui, le principe est résumé par l’article L.124-3 du Code des assurances qui dispose que « le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable. L’assureur ne peut payer à un autre que le tiers lésé tout ou partie de la somme due par lui, tant que ce tiers n’a pas été désintéressé, jusqu’à concurrence de ladite somme, des conséquences pécuniaires du fait dommageable ayant entraîné la responsabilité de l’assuré ».
L’action directe n’est possible que parce qu’il existe, condition première, une créance de responsabilité détenue par la victime sur le responsable, mais aussi, condition supplémentaire, parce que ce responsable est-lui-même titulaire d’une police d’assurance valable.
Mais une fois que ces conditions sont remplies, c’est bien un droit propre et personnel dont dispose la victime, lui permettant par exemple d’assigner un assureur sans même devoir assigner l’assuré.
Conséquences de l’autonomie de la victime
D’où de nombreuses conséquences induites par cette autonomie, et par exemple le fait que l’usage du texte par la victime ne pose pas de condition particulière – hormis celle implicite d’un contrat valable – et n’autorise donc pas le juge à rajouter des conditions au texte (cf. Civ. 2e du 20 mai 2020, n° 18-24.093 pour un curieux ajout de la preuve d’un paiement à l’exercice de l’action directe procédant d’une confusion manifeste avec la subrogation), et permet d’expliquer pourquoi quand on exerce une action directe envers un assureur étranger si c’est la loi du lieu du dommage qui va régir l’action directe de la victime, c’est pourtant la loi nationale du contrat d’assurance qui aura à s’appliquer sur celui-ci (Civ. 2e du 28 mars 2019, n° 18-14.684), sans compter que la victime n’a pas obligation de déclarer sa créance à la procédure collective ouverte contre un assuré (chambre mixte du 15 juin 1979, n° 77-10150 – voir les exemples cités par F. Greau in L’essentiel du droit des assurances, avril 2021 page 1).
En l’espèce, un funérarium, propriété d’une SCI Nat (et loué à l’entreprise Trentarossi) va confier à une entreprise Archimat, qui finira en liquidation judiciaire, la réalisation de travaux d’extension. Ladite société Archimat étant assurée auprès d’Axa France IARD. Se plaignant de désordres et de retards de livraison, la SCI et la société locataire vont, après expertise, assigner la société Archimat et son assureur en réparation de leurs préjudices.
La cour d’Appel de Nancy, le 11 juillet 2019, acceptera la position de l’assureur opposant aux victimes une clause d’exclusion, et leur déniant absolument le droit – faute d’être parties contractantes – de débattre même de la validité de la clause d’exclusion, sachant que de surcroît la société Archimat désormais en liquidation étant défaillante elle n’avait pas plus pu contester la clause litigieuse.
La SCI et la locataire feront alors valoir en cassation dans leur pourvoi que la combinaison des articles L.124-3 et L.112-6 du Code des assurances, soit les textes traitant de l’action directe mais encore de l’opposabilité des exceptions, autorisait pourtant le tiers victime à contester la clause litigieuse, au sens de l’article L.113-1 du Code des assurances, imposant leur caractère « formel et limité ».
La réponse de la Cour de cassation sera sans débat possible, avec cassation de l’arrêt entrepris pour violation de la loi, puisque « le tiers lésé qui exerce l’action directe peut contester la validité d’une exception de garantie opposée par l’assureur même en l’absence de contestation de l’assuré ».
Stigmates d’un arrêt de principe
Bien que l’arrêt ne soit pas publié, ce qui est regrettable, on retrouve ici tous les stigmates d’un arrêt de principe (visa, formulation impersonnelle du principe général…). De fait, la cour d’appel n’avait pas intégré que si l’action directe s’exerce dans les limites de la police, c’est aussi avec les forces et faiblesses de celle-ci.
Et surtout, si la victime peut assigner l’assureur sans mettre en cause l’assuré responsable et souscripteur de la police, comment sérieusement réserver au seul assuré le droit de débattre des faiblesses des clauses de la police ?
Cela reviendrait, en cas de clause litigieuse, et à l’inverse d’une jurisprudence bientôt centenaire, à obliger la victime à mettre en cause le souscripteur pour débattre de la clause de non-garantie, sans compter qu’on ne peut exclure que, parfois, une alliance objective, et peu défendable, existe entre assureur et assuré…
C’est donc sans violer les dispositions de l’article L.112-6 du Code des assurances, et parce que précisément l’action directe de la victime est autonome, que celle-ci peut discuter de la licéité de telle ou telle clause d’un contrat dont elle n’est pourtant pas partie contractante.
A cet égard, malgré le visa de l’article L.113-1 du Code des assurances, la solution de l’arrêt du 4 mars 2021 ne sera pas réservée aux seules clauses d’exclusion, mais bien comme le dit l’arrêt à toutes « les exceptions de garantie », donc y compris par exemple au périmètre de la garantie ou au jeu d’une déchéance contractuelle.
Cette décision marque donc, une fois encore, le terrain qui reste à parcourir pour comprendre toutes les conséquences induites par un principe d’autonomie de l’action directe, clairement réaffirmé ici. Mais qui pourrait se plaindre que le droit reste une école d’imagination ?