De l’obligation pour le juge du fond de soulever d’office l’absence d’aléa

Mardi 22 juin 2021

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

C’est à une réponse positive et ferme qu’invite l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 mai 2021 (n° 19-25.395) en posant que l’existence même d’un contrat d’assurance exige que son objet dépende « d’un événement incertain ». Le même arrêt mentionne également l’obligation pour le juge du fond de soulever d’office l’absence d’aléa.

L’arrêt, s’il n’est pas révolutionnaire, permet toutefois de faire le point sur plusieurs sujets qui intéressent les praticiens de l’assurance. Les faits sont particulièrement simples. Un particulier, Monsieur H., va souscrire une location avec option d’achat au titre d’un véhicule le 20 septembre 2012. Il adhèrera seulement le 25 mai 2013 à une police de type IAD (garantie invalidité absolue et définitive), garantissant notamment l’incapacité de travail, auprès de Swiss Life.
 
Toutefois, depuis le 18 février 2013, Monsieur H. était en arrêt de travail à la suite d’une entorse invalidante, qui l’amènera à être en arrêt jusqu’au 11 septembre 2014, puis après une prolongation, à partir du 12 septembre 2014. Monsieur H. sollicitera alors la prise en charge de son incapacité de travail, et face au refus de l’assureur, l’assignera ainsi que le vendeur.
 
L’assureur développera l’idée que, faute d’aléa, la garantie ne pouvait être due, sans toutefois solliciter expressément le fondement de la nullité du contrat dans ses écritures en appel. La cour d’appel de Nancy, le 24 octobre 2019, refusera cette demande de non garantie de Swiss Life, au motif que « l’assureur ne sollicite pas la nullité du contrat d’assurance de sorte que la cour n’est pas saisie de cette demande ».
 
La réponse de la Cour de cassation sera sans ambages : « En statuant ainsi, alors qu’en l’absence d’aléa, au jour de l’adhésion, concernant l’un des risques couverts par le contrat d’assurance, la garantie y afférente ne pouvait être retenue, la cour d’appel qui relevait que le premier arrêt de travail avait débuté le 18 février 2013, avant la date de l’adhésion, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé le texte susvisé. »
 
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette décision. 

Les enseignements de la décision de la Cour de cassation

La première traite d’une forme de nostalgie juridique à constater qu’il s’agit sans doute ici d’une des dernières jurisprudences qui viseront l’ancien article 1964 du Code civil, dont on sait qu’il a été abrogé par la réforme du droit des obligations, issue de l’ordonnance du 10 février 2016 ayant modifié en profondeur le Code civil de 1804.
 
On sait que dans le Code civil (voir le commentaire de A. Imbert sous cet arrêt, in RGDA de juin 2021 page 7) l’aléa était réparti entre l’article 1964 du Code civil, qui faisait de cet aléa le cœur battant de l’assurance, et l’article 1104 du même code, renvoyant à la notion « d’événement incertain ».
 
Un arrêt était allé jusqu’à poser que « l’aléa constitue l’essence même du contrat d’assurance » (Civ. 1re 11 octobre 1994, Bull. Civ. I n° 277).
 
La question de l’aléa est désormais résumée par l’article 1108 nouveau du Code civil qui dispose que : « Le contrat est commutatif lorsque chacune des parties s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit. Il est aléatoire lorsque les parties acceptent de faire dépendre les effets du contrat, quant aux avantages et aux pertes qui en résulteront, d’un événement incertain. »

Mais le choix du texte sur l’aléa, ancienne ou nouvelle mouture, n’avait au fond ici que peu d’incidence sur le résultat tant il était évident que l’assuré avait, en pleine conscience, tenté le 25 mai 2013 de souscrire une police garantissant entre autres l’incapacité de travail alors qu’il était justement en incapacité depuis le 18 février 2013.
 
Le deuxième enseignement, plus intéressant est celui relatif à la sanction de l’absence d’aléa. Le débat sur la nature de la sanction attachée à l’absence d’aléa a été tranché en faveur de la nullité, la Cour de cassation ayant toutefois précisé qu’il s’agissait d’une nullité relative (voir Civ. 1re 9 novembre 1999, RGDA 2000, 33 note J. Kullmann).
 
Cette idée de nullité-sanction est d’ailleurs exprimée au sein de l’article L.121-15 du Code des assurances qui dispose que « l’assurance est nulle si, au moment du contrat, la chose à déjà péri ou ne peut plus être exposée aux risques ».
 
Toutefois, la coexistence de plusieurs risques au sein d’une même police a pu perturber la réflexion de la doctrine, puisque l’absence d’aléa sur un risque n’était pas, en tout cas de façon évidente, destinée à rejaillir sur l’entièreté du contrat, un risque particulier pouvant lors de la conclusion du contrat être aléatoire tandis qu’un autre ne l’était pas.
 
Décider, dans une telle hypothèse, de déclarer nul tout le contrat n’était-il pas excessif ? La solution s’est toutefois imposée depuis un arrêt du 4 novembre 2003 (n° 01-14.942) qui a posé de façon claire qu’on ne pouvait refuser la nullité du contrat en l’absence d’aléa : « Attendu qu’en retenant ainsi la garantie de l’assureur qui la déniait en invoquant l’absence d’aléa du contrat, les juges du fond, qui ont méconnu leur office en ne tirant pas les conséquences légales de leurs propres constatations, ont violé les textes susvisés. »
 
On notera que la Cour de cassation, dans son arrêt du 6 mai 2021, a pris soin de noter que cette nullité frapperait le contrat, bien que l’on ne soit alors que dans le jeu d’une seule des garanties envisageables, la garantie incapacité de travail (« concernant l’un des risques couverts par le contrat d’assurance »), ce qui permet de clore le questionnement sur l’articulation entre sanction de l’absence d’aléa et police multirisque.
 
Cette jurisprudence permet de relever une forme de moralisation de la sanction du défaut d’aléa de nature à contaminer l’ensemble de la police, et pas simplement la garantie sollicitée.
 
Restait, dernier enseignement, la question de savoir si la cour d’appel avait la possibilité, ou l’obligation, de soulever l’absence d’aléa et de requalifier le fondement juridique erroné de la compagnie Swiss Life. C’est incontestablement une obligation de requalifier l‘action, et de faire application de la nullité-sanction, qui s’impose après cet arrêt du 6 mai 2021.
 
On retrouve ici l’idée qu’un texte d’une telle importance pour l’ordre public doit être soulevé d’office (voir Civ. 2e du 5 juillet 2018, n° 17-19738 cité par A. Imbert supra).
 
Le juge saisi dispose en effet de ce pouvoir légal, issu de l’article 12 du Code de procédure civile, qui dispose que : « Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables. Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée. »

Dès lors, le sort de l’arrêt de la cour de Nancy était tracé, et on peut être certain que la compagnie d’assurance, devant la formation de renvoi, saura présenter expressément une demande en nullité du contrat avec un raisonnement juridique particulièrement balisé. Certains dossiers sont plus faciles à gagner que d’autres…