Article – Clauses de recommandation : l’éternel retour du contentieux

Mardi 19 novembre 2019

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Certains contentieux sont si systémiques que lorsqu’on examine leur histoire et leur déroulement, ils apparaissent comme centre de l’attention de l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire (Cour de cassation), de l’ordre administratif (Conseil d’Etat), mais encore du Conseil constitutionnel lui-même. C’est le cas des clauses de recommandation.

Sans reprendre dans le détail le contentieux technique des clauses de désignation, puis désormais de recommandation, les deux arrêts de cassation rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation le 9 octobre 2019 (n° 18-13.314 et n° 18-13.217), sur des pourvois de la Fédération française de l’assurance (FFA) et de la compagnie Allianz,  apparaissent comme l’énième rebondissement d’un contentieux dont l’origine remonte à l’ancien article L.912-1 du Code de la sécurité sociale, dont la nature s’est certes transformée avec le temps, mais qui touche, sous couvert de mutualisation de risques sociaux, à des principes fondamentaux du droit positif français, et notamment à la question de la liberté du commerce et des possibles atteintes à celle-ci.

Si l’on remonte le chemin de l’histoire judiciaire, l’accord national interprofessionnel (dit ANI) du 11 janvier 2013 avait favorisé le choix par les entreprises de leurs couvertures santé.

De son côté, le législateur, via l’article L.912-1 du Code de la sécurité sociale, avait posé la validité de principe des clauses dites de désignation dans les termes suivants au dernier état de ce texte :

« Lorsque les accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés à l’article L.911-1 prévoient une mutualisation des risques dont ils organisent la couverture auprès d’un ou plusieurs organismes mentionnés à l’article 1er de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques ou d’une ou plusieurs institutions mentionnées à l’article L.370-1 du Code des assurances, auxquels adhèrent alors obligatoirement les entreprises relevant du champ d’application de ces accords, ceux-ci comportent une clause fixant dans quelles conditions et selon quelle périodicité les modalités d’organisation de la mutualisation des risques peuvent être réexaminées. La périodicité du réexamen ne peut excéder cinq ans. »

Certitude dangereuse de l’autorité législative, puisque le débat sur la validité même de ces clauses existait déjà en doctrine, ce que la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-672 DC du 13 juin 2013 ne fera que confirmer, en déclarant cet article contraire à la constitution.

En effet, pour le Conseil constitutionnel, si la loi peut apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle des restrictions justifiées, notamment par l’intérêt général, ces dérogations ne peuvent (et ne doivent) être disproportionnées par rapport aux principes fondamentaux.

Or, si la mutualisation du risque permet de poursuivre cet intérêt général, en donnant à toutes les entreprises d’une branche la possibilité d’accéder à une protection sociale complémentaire, l’obligation pour les entreprises d’adhérer au même organisme assureur désigné par l’accord peut être jugée comme disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis.

En clair, la clause de désignation était potentiellement utile aux entreprises certes, mais son application aboutissait à perturber de façon trop importante les règles à valeur constitutionnelle que sont la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle.

Nouvelle mouture

Exit donc l’article L.912-1 du Code de la sécurité sociale ancienne version, et la possibilité pour les accords de prévoyance-santé de désigner un assureur obligatoirement. Bienvenu à la nouvelle mouture de cet article, posant des règles plus souples, mais pas forcément sans effet indirect ainsi que la permanence du contentieux le démontre.

Nouvelles règles donc, issues de la loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013, l’article L.912-1 nouveau du Code de la sécurité sociale disposant, avec le style de rédaction moderne qui rend la lecture de la Loi si laborieuse, que :

« I.- Les accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés à l’article L.911-1 peuvent, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat, prévoir l’institution de garanties collectives présentant un degré élevé de solidarité et comprenant à ce titre des prestations à caractère non directement contributif, pouvant notamment prendre la forme d’une prise en charge partielle ou totale de la cotisation pour certains salariés ou anciens salariés, d’une politique de prévention ou de prestations d’action sociale.

Dans ce cas, les accords peuvent organiser la couverture des risques concernés en recommandant un ou plusieurs organismes mentionnés à l‘article 1er de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques ou une ou plusieurs institutions mentionnées à l’article L.370-1 du Code des assurances, sous réserve du respect des conditions définies au II du présent article.

Le ou les organismes ou institutions adressent annuellement au ministre chargé de la sécurité sociale un rapport sur la mise en œuvre du régime, le contenu des éléments de solidarité et son équilibre, dont le contenu est précisé par décret.

III.- Les accords mentionnés au I comportent une clause fixant dans quelles conditions et selon quelle périodicité, qui ne peut excéder cinq ans, les modalités d’organisation de la recommandation sont réexaminées. La procédure prévue au premier alinéa du II est applicable à ce réexamen »

Simple recommandation

En clair, le législateur remplace la désignation obligatoire par une simple recommandation, sous la condition impérative de mettre en place un régime à « degré élevé de solidarité ».

Par ailleurs et en application de l’article R912-1 du Code de la sécurité sociale, il est prévu, au titre des accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés au premier alinéa du I de l’article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale, que :

« Sont regardés comme présentant un degré élevé de solidarité au sens des dispositions du premier alinéa de l’article L.912-1 les accords pour lesquels la part de ce financement est au moins égale à 2 % de la prime ou de la cotisation ».

Et c’est ici que commence la deuxième phase de ce contentieux, puisque dans plusieurs accords les partenaires sociaux obligeront le versement de cette cotisation de 2 % dans toutes les hypothèses :

  • soit via un prélèvement de 2 % sur les cotisations versées à l’organisme recommandé,
  • soit via un prélèvement équivalent à cette somme pour les entreprises qui n’adhéraient pas à l’organisme recommandé.

Ce qui revient, de fait, à obliger juridiquement à un paiement de la cotisation de solidarité de 2 %, alors même que la notion de « recommandation » implique d’autoriser un choix, ici de fait inexistant pour l’entreprise relevant du périmètre de l’accord professionnel. Autrement dit, sous le couvert de la recommandation, ne voyait-on pas ressurgir la désignation ?

Les arrêts d’extension des accords concernés ayant été publiés – l’accord du 29 juin 2015 sera étendu suivant arrêté du 11 décembre 2015 – la FFA saisira le Conseil d’Etat de la question centrale qui était de savoir si l’accord pouvait imposer la cotisation de solidarité de 2% à des entreprises qui n’adhéraient pas à l’organisme recommandé.

Sursis à statuer

Le Conseil d’Etat bottera en touche et prononcera le 17 mars 2017 un sursis à statuer, renvoyant les parties à saisir l’institution judicaire de cette question. Le tribunal de grande instance de Paris sera alors saisi, et fera droit aux demandes de la FFA.

Saisie sur pourvoi, la Cour de cassation examinera la question centrale sous l’angle des règles du droit social, alors même que le problème était de nature civile, voir constitutionnel.

Et dans l’arrêt de la FFA (n° 19.13314), c’est au visa de l’article 6 du Code civil, qui pose comme principe que « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs », que la Cour de cassation indiquera : 

« Attendu cependant, d’une part, qu’aucune disposition d’ordre public n’interdit à des organisations syndicales et patronales représentatives dans le champ de l’accord de prévoir, par accord collectif, un système de mutualisation du financement et de la gestion de certaines prestations de prévoyance sociale non obligatoires même en l’absence de dispositions légales en ce sens ;

Attendu, d’autre part, que la signature d’une convention de branche ou d’un accord professionnel par les organisations syndicales et patronales représentatives dans le champ de l’accord engage les signataires de l’accord ainsi que les adhérents aux organisations interprofessionnelles signataires de l’accord. »

De même, s’agissant du deuxième arrêt concernant la société Allianz (n° 18-18317), la Cour de cassation indiquera :

« D’où il suit qu’en déniant aux partenaires sociaux la liberté contractuelle de conclure un accord organisant un système de mutualisation du financement et de la gestion de certaines prestations, et notamment un prélèvement de 2 % sur les cotisations versées à l’organisme recommandé par l’accord ou un prélèvement équivalent à cette somme exigible auprès des entreprises qui n’adhèrent pas à l’organisme recommandé, accord s’appliquant aux entreprises l’ayant signé, à celles adhérant à une organisation patronale représentative ayant signé l’accord, et à celles adhérant volontairement à l’organisme recommandé par l’accord dans les conditions prévues par l’article 16.2 de l’accord, le tribunal de grande instance a violé le texte susvisé. »

C’était pourtant prendre la question posée sous le sens de la seule licéité du périmètre légal de négociation des organisations professionnelles, plutôt que sous l’angle de l’objet de la négociation, et de son éventuel caractère illicite ou non.

Il ne s’agissait pas de dénier le droit aux partenaires sociaux de conclure un accord mettant en place une cotisation de solidarité, mais de dénoncer l’usage d’un mécanisme légal dans un but contraire à sa finalité, ce qui est la définition même de l’abus de droit dans la théorie du Doyen Josserand (E. Josserand dans Théorie dite de l’abus des droits Ed. Dalloz, 1939).

Car dire qu’il existe une liberté à conclure ne signifie pas nécessairement que cette liberté ne peut faire l’objet d’un abus.

Et la référence à l’article 6 du Code civil est assez étrange, puisque précisément il s’agissait de débattre, non pas du périmètre de la négociation et de la capacité des organisations à établir une cotisation de solidarité, mais sur les effets de cet accord sur la liberté contractuelle notamment.

On voit ici apparaître une approche très « sociale » de la problématique juridique, ou la chambre sociale applique sa propre grille de lecture sans tenter d’appréhender les conséquences pratiques de sa décision sur les principes fondamentaux que sont la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle.

Décision in fine peu satisfaisante pour le praticien tant elle ne répond pas au cœur de la question qui était posée ; peut-on partir d’un principe légal de recommandation, conséquence directe d’un texte issu d’une censure du Conseil constitutionnel, pour aboutir à une obligation à cotiser, sous couvert du respect des règles spécifiques du droit du travail et de la Sécurité sociale, sans que cela ne heurte des principes à valeur constitutionnelle ?

Et comme toute question non réellement tranchée, gageons que le débat sur ces clauses et leurs effets va continuer.