Assurance construction et exclusion de la garantie décennale : le feu rouge de la Cour de cassation

Mardi 26 mai 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur, et Maître Antoine SKRZYNSKI, Avocat collaborateur

Le régime de la responsabilité décennale serait-il, aux yeux de la Cour de cassation, une citadelle imprenable, et son ordre public à jamais inattaquable, en dépit de la volonté contractuelle contraire des parties ? C’est ce que laisse penser un arrêt récent de la Cour de cassation qui est destiné à une très large publication, et porte de nombreux stigmates d’un arrêt de principe.

L’arrêt n° 18-22.983 du 19 mars 2020 est en effet noté P + B + I – c’est-à-dire publié au Bulletin, au Bulletin d’information et sur le site internet de la Cour de cassation (ne manquait plus que R pour qu’il figure au rapport annuel) – tandis qu’il est rédigé au visa de l’article 1792-5 du Code civil, dont le texte est rappelé in extenso, le moyen de cassation retenu par la Cour de cassation étant de surcroit relevé d’office…

Et pour être encore plus claire, la Juridiction suprême casse l’arrêt pour violation de la loi, ce qui dans l’échelle des moyens de cassation marque un rappel à l’ordre tant aux conseillers de la cour d’Amiens qu’à ceux appelés à connaître du renvoi après cassation.

Comment une telle situation a-t-elle pu advenir ?

Pour bien comprendre les enjeux du débat, rappelons que l’article 1792-5 du Code civil dispose que « toute clause d’un contrat qui a pour objet, soit d’exclure ou de limiter la responsabilité prévue aux articles 1792, 1792-1 et 1792-2, soit d’exclure les garanties prévues aux articles 1792-3 et 1792-6 ou d’en limiter la portée, soit d’écarter ou de limiter la solidarité prévue à l’article 1792-4, est réputée non écrite ».

De même, nous ne parlerons pas ici d’une clause d’exclusion d’une police d’assurance mais bien d’une clause de renonciation à recours, inscrite dans un acte de vente notarié. Les circonstances du sinistre sont classiques, mais le contenu de l’acte notarié plus original. Deux particuliers, les époux S décident de vendre leur maison d’habitation aux époux E.

Il est décidé d’inscrire dans l’acte de vente que, le bien immobilier étant raccordé à un système d’assainissement individuel « en bon état de fonctionnement », l’acquéreur prend « acte de cette situation et (voulant) en faire son affaire personnelle sans aucun recours contre quiconque », ce qui comprenait donc une absence de recours tant contre les vendeurs que contre le constructeur et installateur du système d’assainissement.

Constatant des dysfonctionnements du réseau d’assainissement, les acquéreurs ont assigné, après expertise et sur le fondement des articles 1792 et suivants du Code civil, l’entrepreneur à l’origine de l’installation de l’équipement.

Les acquéreurs passeront manifestement à côté du débat sur la validité de principe de cette clause de renonciation, qui pourtant concernait un tiers constructeur et non partie à l’acte notarié, constructeur qui invoquera avec succès le bénéfice de cette clause de renonciation et convaincra la cour d’appel d’Amiens, aux termes d’un arret du 7 juin 2018 (la cour d’appel procédant dans son arret à une simple lecture de l’acte notarié et de sa force obligatoire « étendue » pour débouter les acheteurs).

Ordre public

C’était faire bien peu de cas du régime de la responsabilité décennale, pourtant clairement invoquée dans la saisine des acheteurs, puisque le véritable débat juridique n’était pas celui de l’efficacité – ici au profit d’un tiers – d’une clause de renonciation, mais tout simplement de sa validité même.

Le principe est pourtant simple, les garanties édictées par la loi de 1978 sont d’ordre public, ce qui vise « la garantie décennale pour les ouvrages, la garantie décennale de solidité des éléments d’équipement indissociables, la garantie biennale de bon fonctionnement des autres éléments d’équipement et la garantie de parfait achèvement » (Voir Dalloz Action « Droit de la construction » du Prof. P. Malinvaud n° 475.292 page 1589, édition 2019), ce qui interdit donc tout aménagement, l’article 1792-5 du Code civil étant le gardien vigilant de ce système global.

Et principe corolaire, ce qui n’est pas de la responsabilité décennale, et notamment la responsabilité engagée sur le fondement du droit commun, peut faire l’objet de certains aménagements.

Un arrêt récent confirme cette lecture duale, décision rendue par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 23 mai 2019 (n° 18-15286) qui concernait un débat sur l’office du juge en présence d’une clause de conciliation préalable en matière de recours contre le maitre d’œuvre, au titre d’une clause type du contrat d’architecte imposant la saisine préalable « pour avis (du) Conseil régional de l’ordre des architectes dont relève l’architecte, avant toute procédure judiciaire, sauf conservatoire ».

La Cour de cassation cassera, pour défaut de base légale, l’arrêt de la cour d’appel de Douai en déclarant : « Qu’en statuant ainsi, sans rechercher, au besoin d’office, si l’action, exercée postérieurement à la réception de l’ouvrage en réparation de désordres rendant l’ouvrage impropre à sa destination, n’était pas fondée sur l’article 1792 du Code civil, ce qui rendait inapplicable la clause litigieuse, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. »

La décision du 23 mai 2019, plutôt qu’un renvoi à l’office du juge, qui aurait dû « exactement » qualifier l’action est bien plus, comme dans l’arret du 19 mars 2020, un rappel de l’articulation que liberté contractuelle et ordre public, surtout en droit de la construction, doivent respecter.

Choix logique

Le choix, pour la Cour de cassation est logique, face à la force obligatoire du contrat et à ce qui a été qualifié de « fidélité contractuelle » (selon les termes de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Traité de « droit des assurances » – LGDJ 2018 spécialement n° 702), l’ordre public va bien évidemment prévaloir.

Car ce qui rend, dans l’arrêt du 23 mai 2019, inapplicable la clause de conciliation préalable c’est bien le fait que le maître d’ouvrage avait exercé son action postérieurement à la réception de l’ouvrage en réparation des désordres qui rendaient l’ouvrage impropre à sa destination, soit le régime juridique de l’article 1792 du Code civil.

Plus généralement, dès lors que l’on est en présence d’une action relevant de la responsabilité décennale, fondée sur le régime juridique de l’article 1792 du Code civil, ou en tout cas susceptible de l’être, une telle clause ne peut pas être considérée comme valable, puisqu’elle aboutit à contredire un régime d’ordre public absolu, établi par l’article 1792-5 du Code civil (pour un exemple proche d’un contrat d’assurance devant couvrir tous les faits générateurs de responsabilité décennale, voir Civ. 3e, 4 février 2016, n° 14-29.790 et 15-12.128).

Et dans l’arrêt du 19 mars 2020, le résultat était, en droit, acquis, conformément d’ailleurs à la jurisprudence récente (voir Civ. 3e du 14 février 2019, n° 17-26403, citée par J.MEL in L’Essentiel de l’assurance, mai 2020 n° 112), et la clause qui aboutissait de fait à éluder le régime légal est écartée au motif suivant : « En statuant ainsi, alors que la clause dont elle a fait application avait pour effet d’exclure la garantie décennale des constructeurs et devait, par suite, être réputée non écrite, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »

On notera que la Cour de cassation ne limite pas les effets de la clause à la relation vendeur-acquéreur – ce qui pouvait se débattre – mais refuse catégoriquement son droit à exister, parce qu’elle entraîne une violation de l’ordre public de la loi de 1978.

La sanction de 1792-5 du Code civil est claire : la clause est « réputée non écrite », elle n’a jamais existé, et ne pouvait donc faire l’objet d’une sorte de démembrement – valable entre vendeurs et acquéreurs, illicite envers le constructeur.

Et effectivement, dès lors qu’un régime juridique est d’ordre public, appuyé sur des assurances obligatoires, quel est l’intérêt du régime si une simple plume, fut-elle notariée, permet de contourner si aisément la loi Spinetta ? La liberté contractuelle, au regard de l’article 1792-5 du Code civil, ne pourra donc que rester un débat accessoire.

On le voit, l’équilibre entre la liberté contractuelle et l’ordre public se construit jour après jour, au prix toutefois de nombreux procès.

Cass. 19 mars 2020, n° 18-22.983