Sinistres sériels : une cause technique unique n’est pas une cause juridique unique

Mardi 13 octobre 2020

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Le devoir de conseil, parce que nécessairement individualisé, ne peut être par nature globalisé, c’est un principe général qui dépasse le simple cadre du litige. De ce fait, il est impossible de globaliser les sinistres en cas de défaut de conseil. C’est le principal enseignement de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 septembre 2020.

La Cour de cassation possède parfois le don de trancher de façon abrupte un problème juridique qui encombrait les esprits des praticiens depuis plusieurs décennies, les éclairant comme Newton le fit avec la découverte de la gravitation universelle, même si sortir de l’indécision peut s’avérer aussi éclairant que décevant.
                         
C’est tout le sens de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 septembre 2020 publié au Bulletin du fait de son importance (Civ. 2e n° 18-12.593), qui va poser que « les dispositions de l’article L.124-1 du Code des assurances (en fait L.124-1-1) consacrant la globalisation des sinistres ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel en cas de manquements à ses obligations d’information et de conseil, celles-ci, individualisées par nature, excluant l’existence d’une cause technique, au sens de ce texte, permettant de les assimiler à un fait dommageable unique ».
 
C’est donc reconnaître qu’en matière de sinistres multiples, un manquement au devoir de conseil d’un professionnel quelconque, fut-il réitéré à l’identique plusieurs dizaines ou centaines de fois envers autant de clients, ne peut pas être considéré comme un sinistre sériel, ce qui, en l’espèce considérée, permet de rejeter l’argument de l’assureur qui tendait à opposer un plafond de garantie unique.
 
Pour mémoire, l’article L.124-1-1 du Code des assurances dispose que « au sens du présent chapitre, constitue un sinistre tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l’assuré, résultant d’un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage. Un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique est assimilé à un fait dommageable unique ».
 
On notera que ce qui caractérise le sinistre sériel, c’est bien la pluralité de dommages qui, chacun, possèdent la même cause technique. Certes, mais comment définir alors une « même cause technique » ?
 
Ce texte, issu de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 – dite loi de sécurité financière – est en fait une réécriture légale des clauses classiques de globalisation de sinistres, et fonde un régime juridique qui, contrairement à ce qu’on en pense souvent, présente des avantages pour les assureurs mais aussi pour les assurés.  

Le régime juridique d’indemnisation d’un sinistre sériel

Ainsi, à l’avantage de l’assureur, le fait qu’un plafond de garantie unique soit opposable à l’ensemble des victimes, quel que soit le nombre de réclamations adressées à l’assureur (Com. du 13 novembre 2012, n° 11-19681).
 
Conséquence de cette opposabilité du plafond de garantie pour la victime, un regrettable « prix de la course » puisque la Cour de cassation, dans son arrêt du 11 décembre 2014 (n° 13-19.262) invite les juridictions du fond, en cas de sinistre sériel, à vérifier au regard des « versements déjà effectués » s’il existe un « solde disponible au titre de la garantie d’assurance », ce qui est une variante judiciaire du « premier arrivé, premier servi ».
 
Cette facilité de gestion du sinistre se paye du prix d’une judiciarisation accrue, puisqu’en présence d’un sinistre sériel, quand on est victime il faut assigner vite et à jour fixe…
 
Pour l’assuré, le fait de qualifier de sériel un sinistre peut être intéressant, puisqu’il n’existera qu’une franchise unique ; ainsi en cas de petits sinistres en dessous de la franchise, le jeu d’une franchise unique sera en faveur du demandeur. De même si le sinistre initial, qualifié de sériel par l’assureur, est accepté en garantie au titre de la première réclamation, toute la série globalisée le sera (dans la limite du plafond).
 
Enfin, afin d’éviter une « globalisation » de la prescription, la prescription biennale ne jouera qu’à partir de chaque réclamation judiciaire (Civ. 2e du 28 février 2013, n° 12-12813).
 
A noter, parmi les conséquences inattendues du régime, un étonnant pouvoir d’attraction de la globalisation qui fait qu’une réclamation émise sous l’empire d’une police modifiée par avenant doit être rattachée aux réclamations émises sous la police précédente, dès lors qu’elle présente la même cause technique (Civ. 2e du 3 mars 2016 n° 15-11.001 et le commentaire de J. Kullmann in RGDA 2016 p. 243 « les longues griffes de la globalisation »).
 
Mais il ne faut pas surestimer la portée de cette globalisation légale ; ainsi s’il est démontré que la cause technique du sinistre – soit une rupture de prothèse lors et du fait de son implantation – est distincte de la cause technique sérielle déjà reconnue au titre de la fabrication de cette même prothèse, la globalisation – et ses conséquences juridiques – ne jouera pas (Civ. 2e du 2 juillet 2015, n° 14-21.731, insistant sur la distinction entre une conception défaillante de prothèse et son implantation défectueuse).
 
Toutefois, rien dans cette jurisprudence n’avait réellement préparé à la solution de l’arrêt du 24 septembre 2020, et au fait de distinguer aussi clairement prestation intellectuelle et cause technique dans la réalisation d’un dommage, refusant à une faute multiple liée à un devoir de conseil non respecté de revêtir la qualification de sérielle.  

Les faits

Les circonstances du litige sont connues comme marquant un des plus gros échecs d’opération de défiscalisation en France sur ces dernières décennies. Une société Hedios patrimoine, spécialiste en recherche d’offres d’investissements de défiscalisation, est contactée en 2008 par un Monsieur L. soucieux de bénéficier de produits de défiscalisation.
 
Hedios patrimoine est assurée par les MMA, venant aux droits de Covéa Risks. Monsieur L. investira alors en 2008 et 2009 dans diverses opérations dans le domaine du photovoltaïque, au titre de produits conçus par Dom-Tom Défiscalisation (DTD) outre, en 2010 dans un produit de défiscalisation conçu et proposé par la société Hedios patrimoine, dénommé « Helios Sun ».
 
Du fait de la défaillance globale de ce système de défiscalisation, Monsieur L. se retournera alors contre la société Hedios patrimoine, son assureur intervenant volontairement à l’instance.
 
On ne développera pas ici sur les éléments, pourtant passionnants, relatifs aux limites du devoir de conseil de l’intermédiaire en défiscalisation, ici entendues largement, puisque pour la Cour de cassation le fait de faire signer à son client des clauses selon lesquelles il possède « des revenus suffisants et une situation patrimoniale et fiscale propice à l’étude et à la compréhension de ce type d‘opération purement fiscal » ou qu’il a la connaissance « des caractéristiques de ce type d’investissement et (des) risques qui y sont associés » ne suffisent par à démontrer que l’investisseur était « averti » ou avait une connaissance du risque fiscal associé au projet qui était « au contraire minimisé » par le professionnel.
 
De même, pour les investisseurs en défiscalisation – et leurs assureurs – la précision sur la nature du préjudice que fait subir une opération défaillante est importante, puisque défini comme suit « le préjudice né du manquement d’un operateur en services d’investissement à l’obligation d‘information dont il est débiteur à l’égard de son client s’analyse, pour celui-ci, en la perte de chance d’échapper, par une décision plus judicieuse, au risque qui s’est finalement réalisé ».
 
Car le principal intérêt de cette décision du 24 septembre 2020 réside dans sa radicale simplicité ; le devoir de conseil, parce que nécessairement individualisé, ne peut être par nature globalisé, il s’agit d’un principe général qui dépasse le simple cadre du litige.
 
Et il est vrai que, quand on lit le texte de l’article L.124-1-1 du Code des assurances, on n’y évoque pas une « même cause juridique » mais une « même cause technique » ce qui renvoit de lege lata, et a contrario, au fait que ce qui n’est pas une cause technique unique n’est pas globalisable.
 
Mais, outre le fait que la Cour de cassation ne se gêne pas pour interpréter les textes en droit des assurances quand elle le souhaite – voir la litanie d’arrêts sur la prescription biennale, et notamment le refus de globalisation de la prescription évoqué dans l’arrêt du 27 février 2013 cf. supra – est-ce aussi simple que l’affirme la Juridiction supreme ? 

Les limites du raisonnement de la Cour de cassation

Le pourvoi de l’assureur ne manquait pas de subtilité juridique en énonçant que les préjudices subis par les victimes émanaient du « même vice de conception de la présentation des produits de défiscalisation et d’une même erreur d’analyse quant à l’étendue des risques fiscaux attachés à ces produits », ce qui qualifiait un schéma ou un même mécanisme fautif était systématisé et répété, soit un renvoi à une même cause « technique » unique.
 
Car, après tout, quand la Cour de cassation vise dans son arrêt du 24 septembre 2020 un manquement à l’obligation d‘information, c’est bien une information documentaire qu’on vise.
 
Et si celle-ci est défaillante – notamment sur l’absence de vérification du sérieux du partenaire, et plus grave, sur la minimisation par écrit du risque fiscal qui en découle – c’est bien un manquement global, uniforme qu’on retrouve dans chacun des documents remis à la clientèle du défiscalisateur.
 
En d’autres termes c’est bien à la même faute répétée à de nombreuses reprises que la Cour de cassation se réfère. Certes, le devoir de conseil doit être « individualisé » ce qui rend l’agrégation de ces manquements peut être plus délicate. Mais était-ce impossible pour autant ?
 
Ce d’autant plus que le texte de l’article L.124-1-1 du Code des assurances invite à raisonner à rebours de la notion de dommage, soit ici celui de ne pas, d’après les mots mêmes de la Cour de cassation, avoir pu prendre une décision « plus judicieuse ».
 
La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de trancher une question proche de l’espèce au titre de la production d’une activité intellectuelle dans un arrêt du 15 décembre 2019 (n°18-21.679), liée à la rédaction d’attestations d’avancement des travaux qui étaient toutes fausses.
 
Soit l’on considérait que la fausseté systématique des attestations permettait de globaliser le sinistre, soit, comme le décidera la Cour de cassation, on pouvait retenir que « dès lors que le sinistre imputé à l’assuré était constitué de la perte de fonds appelés sur la base de plusieurs attestations inexactes distinctes par leur objet et par leurs conséquences… il ne s’agissait pas d’un sinistre global unique, mais d’autant de sinistres que d’attestations inexactes ».
 
On voit, dans l’arrêt du 24 septembre 2020, que la Juridiction supreme va plus loin encore, refusant de considérer que le devoir de conseil, insusceptible par nature d’être identique pour chaque victime, puisse porter sur un objet unique.
 
Reste que, si l’on peut intégrer la lecture rigoriste de la Cour de cassation du texte légal, qu’elle peut sembler heurter le bon sens qui postule qu’il s’agissait globalement mutatis mutandis d’une même faute du professionnel. La solution viendra-t-elle du législateur ?