Exception de subrogation et clause limitative de responsabilité : que la lumière soit

Mardi 19 janvier 2021

Article de Maître Stéphane CHOISEZ, Associé fondateur

Si un texte de loi, comme celui de l’article L.121-12 du Code des assurances, postule la nécessité d’un « fait », la pratique jurisprudentielle doit-elle, au-delà du texte même de la loi, n’envisager pour user de ce texte que l’exigence d’une faute ? C’est tout l’intérêt de l’arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la 2e chambre civile de la Cour de cassation (n°18-24.103) qui, au visa de l’article L.121-12 alinéa 2 du Code des assurances, rappelle que le fait d’accepter dans un contrat de fourniture une clause limitative de responsabilité, fut-ce dans un contrat passé auprès de sa maison mère, ne qualifie pas la notion de « fait » évoquée par la loi, nécessairement entendue comme une faute à démontrer.

Certaines règles du Code des assurances, pourtant intuitivement accessibles et posant des hypothèses fréquentes en pratique, n’entraînent qu’un contentieux limité qui laisse souvent le commentateur à la recherche d’explications doctrinales et jurisprudentielles simples et pratiques. Ainsi, si un texte de loi, comme celui de l’article L.121-12 du Code des assurances, postule la nécessité d’un « fait », la pratique jurisprudentielle doit-elle, au-delà du texte même de loi, n’envisager pour user de ce texte que l’exigence d’une faute ?
 
C’est tout l’intérêt de l’arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la 2e chambre civile de la Cour de cassation (n° 18-24.103), qui au visa de l’article L.121-12 alinéa 2 du Code des assurances rappelle que le fait d’accepter dans un contrat de fourniture une clause limitative de responsabilité, fut-ce dans un contrat passé auprès de sa maison mère, ne qualifie pas la notion de « fait » évoquée par la loi, nécessairement entendue comme une faute à démontrer.
 
Rappelons que l’article L.121-12 alinéa 2 du Code des assurances dispose que : « L’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur. »
 
L’assureur peut être déchargé, en tout ou en partie, de sa responsabilité envers l’assuré quand la subrogation ne peut plus, par le fait de l’assuré, s’opérer en faveur de l’assureur. Cette « impossibilité de subrogation » (voir Droit des assurances de B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia Lextenso éd. 2018 n° 608) est appréhendée par la doctrine comme « punitive » (op. cité) dans une hypothèse où l’assuré, par son mauvais comportement, sera privé de son droit à garantie contre son assureur au motif justement qu’il a lui-même privé cet assureur de la possibilité du jeu d’un recours, via une action subrogatoire désormais interdite.

Règle simple, intuitive, donc, mais de fait peu usitée en jurisprudence, même si un arrêt est fréquemment cité dans le domaine de l’assurance dommages-ouvrage, suivant décision en date du 8 février 2018 (n° 13-170010, voir le commentaire de JP. Karila in RGDA 2018, p. 201) où un assureur a perdu le droit d’exercer son action subrogatoire du fait d’une déclaration tardive de l’assuré.
 
Mais parler de « fait » de l’assuré, c’est dire à la fois beaucoup et bien peu sur ce que cette notion doit recouvrer. A partir de quel moment, de quelle gravité du comportement doit-on appréhender le fait en question ? Ne pas discuter entre partenaires commerciaux d’une stipulation contractuelle limitative ou élusive de responsabilité qualifie-t-il ce « fait » ?
 
Toute la question est celle du curseur à partir duquel un fait déterminé, qui aboutit à une exception de subrogation, doit être placé pour les juges du fond. Il convient d’analyser plus avant la décision commentée afin de comprendre la façon dont la Cour de cassation va répondre à la question posée, en notant que cette décision est publiée, ce qui montre l’attachement de la juridiction suprême à la solution retenue.

Passons sur les autres questions de droit qui ont parsemé le litige traitant de la force obligatoire des conventions, de leur interprétation ou de la preuve de la réunion des conditions d’une clause d’exclusion soumise à la législation allemande, l’intérêt de la décision étant clairement ailleurs.

Les faits

En l’espèce, suivant un schéma contractuel complexe impliquant des sociétés franco-allemandes, une société FMGC, assurée en dernier lieu par AIG, a commandé en février et mars 2004 à la société Kuttner, devenue Kuttner manutention et automatisation (KMA), et assurée auprès de Allianz IARD, un cubilot, qui est un four vertical de fusion des métaux. Pour ce faire, KMA a commandé à sa maison-mère Kuttner GMBH (KKG), société de droit allemand assurée par HDI Global, 12 tuyères. C’est dans cette convention de fourniture entre KMA et KKG que se trouve une clause limitative de responsabilité au titre de cette commande.
 
KKG commandera les tuyères objet de son propre marché à une société allemande Réa, suivant les bons de commandes datant de mars et mai 2004 (Réa est assurée pour son activité, sans que le nom de cet assureur soit mentionné dans l’arrêt). La livraison se déroulera avec de grandes difficultés, et une première installation en août 2004 entraînera une double explosion. Le cubilot sera repris et modifié le 13 septembre 2004, et réceptionné le 23 novembre 2004. FMGC assignera alors son partenaire commercial, Kuttner et son assureur Allianz, sollicitant l’indemnisation de son préjudice passé et futur à hauteur de près de 15 M€.
 
Suivant l’arrêt de la cour de Paris du 26 septembre 2018, FMGC obtiendra, en ce qui la concerne, la condamnation de Kuttner – mais pas de son assureur Allianz – in solidum avec AIG, assureur de FMGC, à payer une somme de 2 128 880 €. En effet, Allianz, assureur de KMA, obtiendra l’application de l’exception de subrogation de l’article L.121-12 du Code des assurances au motif que la clause limitative de responsabilité inscrite dans la convention entre KMA et sa maison-mère KKG lui avait fait perdre le droit d’exercer l’action subrogatoire.
 
On voit rapidement l’implicite de l’argumentaire retenu par la cour d’appel de Paris : quelle société filiale, telle KMA, irait débattre avec sa propre maison-mère KKG de la pertinence ou de la légitimité d’une clause limitative de responsabilité protégeant la maison-mère ?
 
C’est pourquoi le pourvoi de KMA insistait sur le fait que cette exception de subrogation ne pouvait survenir qu’en cas de « fait fautif de l’assuré », et que la cour de Paris aurait dû vérifier si la clause litigieuse du contrat de fourniture était « conforme aux pratiques allemandes, dont la stipulation était insusceptible d’être imputée à une faute de KMA ».
 
En clair, d’expliquer qu’une clause type habituelle dans des relations commerciales, même abolissant la responsabilité, n’était pas de nature à retenir l’exception de subrogation, car ne qualifiant pas une faute – alors que le texte parle simplement de « fait ».
 
On rappellera que suivant une définition classique, une faute qualifie un manquement à une norme, par rapport à un comportement type, faute appréciée in concreto ou in abstracto selon les hypothèses. Mais si tout le monde, dans un domaine professionnel déterminé, accepte le principe de clauses limitatives de responsabilité, où est le comportement déviant à la norme ? 

Le raisonnement de la Cour de cassation

L’argument était pertinent et la Cour de Cassation va s’en emparer à sa façon, interprétant le texte légal. La question était simple, le jeu de l’exception de subrogation suppose-t-il un simple fait, un fait fautif ou une faute qualifiée ? La Cour de cassation, pragmatique, va poser que seule une faute entraîne l’application de l’article L.121-12 alinéa 2 du Code des assurances dans des termes sans équivoque : « En se déterminant ainsi, sans caractériser l’existence d’une faute à la charge de la société Kuttner ayant privé son assureur du bénéfice de la subrogation pouvant s’opérer en sa faveur, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. »

Le motif de cassation – défaut de base légale – est fort alors que le texte légal impose un « fait », pas une « faute ». C’est donc, sous couvert d’un litige, une nouvelle preuve du pouvoir créateur de la Cour de cassation et de son analyse supra legem des textes.
 
Attention toutefois, cela ne signifie pas que devant la cour de renvoi il ne puisse être démontré une faute de KMA, qui devra démontrer que, justement la clause dont bénéficie la maison-mère est usuelle en Allemagne, ou avait au moins été discutée dans son principe. Réciproquement, l’assureur Allianz devra prouver non pas le fait, c’est-à-dire l’existence de la clause de limitation de responsabilité, mais la faute de son assurée, KMA, qui aurait par exemple trop facilement accepté d’exonérer sa maison-mère.

On peut aussi imaginer que la réforme du Droit des obligations de 2016 « à droit constant » ait pu influencer cette décision, dans la mesure où un assureur confronté à une situation identique pourrait amplement débattre de cette clause limitative de responsabilité en invoquant l’article 1170 du Code civil qui dispose que « toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite ».
 
Et faire tomber la clause limitative de responsabilité permet d’aboutir à un recours contre la maison-mère et son assureur, ce qui évite de faire jouer l’exception de subrogation de l’article L.121-12 alinéa 2 du Code des assurances.
 
Autre chemin, mais résultat équivalent pour l’assureur, s’il bénéficie d’un débiteur solvable sur lequel exercer le recours. Le droit des assurances confirme, une fois encore, qu’il est une formidable école d’agilité intellectuelle pour les praticiens.