LOSC : Marcelo Bielsa pourrait faire perdre 19 millions d’euros à Lille, vendredi

Lundi 8 février 2021

Article de Sandrine ARRESTIER et Olivier FOSSEUX citant Maître Benjamin CABAGNO, responsable du département Droit du Sport, pour La Voix du Nord

Le dossier opposant l’éphémère coach lillois Marcelo Bielsa, licencié pour faute grave en décembre 2017, au LOSC sera jugé sur le fond aux prud’hommes vendredi. « El Loco » réclame près de 19 millions d‘euros, une somme record.

Si la valse des noms et le ballet des rumeurs battent leur plein depuis mardi, deux entraîneurs retiendraient réellement l’attention du directeur du football olympien: Maurizio Sarri et Jorge Sampaoli.

Le conseil des prud’hommes a pris ses précautions. Il a déménagé son audience du deuxième étage au rez-de-chaussée de la Halle aux Sucres, où il siège dans le Vieux-Lille, dans une salle plus grande, et inscrit seulement deux dossiers au rôle de vendredi après-midi. L’affaire Marcelo Bielsa – LOSC reste très médiatique, à la hauteur du bruit suscité par l’arrivée du célèbre coach argentin en juillet 2017, puis de son éviction moins de cinq mois plus tard, le 22 novembre. Les quatre juges pourraient aussi être les mêmes que le 12 juin – lorsque l’audience avait été reportée –, tout en expérience, rodés aux effets de manche la plupart du temps inutiles devant cette juridiction civile. « Ici, ça ne sert à rien de baratiner », résume un conseiller.

Le sujet est sensible, au point qu’après en avoir référé à leurs clients, les avocats du LOSC comme de son ancien entraîneur ont fini par décliner toute demande d’interview. Prudence extrême à quelques jours de l’audience. Marcelo Bielsa lui-même ne s’est jamais exprimé sur le sujet depuis son éviction. S’il tient à être présent vendredi, le contexte sanitaire pourrait toutefois l’empêcher de voyager vers la France. Une visioconférence est à l’étude pour qu’il puisse assister aux débats malgré tout.

L’aura d’« El Loco » (« le fou ») et le montant que l’actuel coach de Leeds, en Angleterre, réclame à son ancien club font de ce « simple » dossier de droit du travail une affaire à part.

Habité par le foot qu’il n’aime que populaire, Bielsa n’aurait pourtant rien d’un matérialiste. Il vivrait même de façon austère  (1), distribuant volontiers son argent. Le « Rosarino » est un personnage singulier du football mondial, une figure complexe, tout en excès, hors norme dans le jeu comme dans le comportement (il ne salue pas ses joueurs, ne regarde pas les journalistes dans les yeux, mais est très proche des supporters). Adulé pour son jeu offensif, extrêmement agressif et usant, autant que décrié, parfois, pour son manque de résultats. Quand il est suspendu de ses fonctions, le LOSC est 19e de Ligue 1, guetté par la relégation. Aussi droit qu’intransigeant, arc-bouté sur ses principes, ce bourreau de travail, d’une minutie infinie, est connu pour respecter ses engagements, mais en attend autant en retour. Possiblement la raison qui l’a poussé à entamer avec le club nordiste une longue bataille judiciaire, plus de trois ans déjà, qui risque de durer encore tant les enjeux sont énormes.

Depuis son limogeage, Marcelo Bielsa a multiplié les procédures, saisissant même le tribunal de commerce, en février 2018, pour demander le placement du LOSC en redressement judiciaire et obtenir que son indemnité, qu’il considérait comme une créance commerciale, soit encadrée dans un plan de continuation. Il avait été débouté, et condamné en outre à régler 300 000 € au LOSC pour procédure abusive…

Un dossier à 19 millions d’euros, c’est du jamais vu à Lille. En France, aucun club n’a été condamné à verser une telle somme. Seul Laurent Blanc avait obtenu un pactole similaire après son éviction du PSG, en juin 2016. Ses 22 M€ d’indemnités constituent un record absolu, mais ils avaient été obtenus à l’amiable.

Deux contrats et un parachute doré

D’un côté, donc, Marcelo Bielsa, pour lequel la rupture est aux torts exclusifs du LOSC  ; de l’autre, le club lillois, qui l’a licencié pour faute grave. Au milieu, une (grosse) complication : deux contrats lient en fait les deux parties. L’un en date du 1er  juillet 2017 a été déposé à la Ligue (LFP), comme l’impose la charte du football professionnel pour tout document ou modification contractuels, et homologué le 20 juillet.

Et puis a surgi un pré-contrat paraphé le 14 février, une belle date en principe pour une union, mais non déposé à la LFP –  qui n’en aurait eu connaissance qu’au moment de la mise à l’écart de l’ancien sélectionneur du Chili  – avec la holding Victory Soccer, maison mère du club tout juste racheté par Gérard Lopez. Le président avait fait de son ami Bielsa la pierre angulaire, presque une caution, de son ambitieux projet, « LOSC Unlimited », destiné à propulser Lille dans une dimension supérieure.

Cette première convention est la plus favorable au coach. Outre une rémunération supérieure (dans une enveloppe globale avec laquelle il payait ses quatre adjoints), elle acte une « clause parachute » : en cas de rupture anticipée, quelle qu’en soit la raison, Bielsa, attaché au développement de projets sur la durée, doit toucher l’intégralité de la rémunération prévue. Le type de garantie qui exclut de facto toute notion de faute grave.

Quelle valeur pour le pré-contrat ?

Quelle valeur a ce pré-contrat ? Le contrat du 1er juillet met-il fin à ses dispositions ? C’est un point de discussion central. « La Ligue a renvoyé les parties dos à dos et botté en touche en indiquant qu’il n’y avait pas d’infraction. Elle n’a pas voulu se mêler de son invalidation », estime Jean-Jacques Bertrand, avocat spécialisé en droit du sport. Pour la défense de l’entraîneur, alors assurée par le médiatique Carlo Alberto Brusa (devenu depuis spécialiste des plaintes contre les mesures du gouvernement pour lutter contre la pandémie, racontait Le Parisien, le 30 janvier), c’était toutefois « une belle victoire pour M. Bielsa, car ce contrat prévoyant la clause d’indemnité de licenciement forfaitaire sera opposable au LOSC devant toutes les juridictions ordinaires ».

« La vraie question, poursuit Me Bertrand, c’est le sort qui peut être donné à ce pré-contrat, sachant qu’il n’engage pas Marcelo Bielsa, mais une société, et que les prud’hommes ne traitent pas d’affaires entre sociétés. Quelle est sa nature juridique ? » Seule la rédaction du pré-contrat, qui devrait être lu à l’audience, le dira.

Au LOSC, la ligne est claire : « Le contrat signé le 1er juillet et homologué par la Ligue est le seul contrat de travail qui existe dans cette affaire, déclarait Me Bertrand Wambeke, le 13 mars 2018, à la sortie de l’audience au tribunal de commerceIl n’y a pas de parachute doré dans ce contrat. » Le conseil affirmait aussi au passage que le club « n’avait jamais reçu d’offre chiffrée (de la part de Marcelo Bielsa), aucune invitation » à discuter d’un accord amiable.

La faute grave ? Les clubs rarement gagnants

Quant à la faute grave, un des seuls moyens légitimes de rompre un CDD, elle est extrêmement difficile à plaiderL’Olympique lyonnais avait eu gain de cause, en 2016, contre Claude Puel, limogé en 2011. « Mais c’est vraiment une exception, précise Me Bertrand. La faute grave avait été reconnue pour la non-réponse à un mail de son président. Moi, je ne trouvais pas qu’elle soit établie en la matière. »

« Les clubs sont souvent condamnés, continue l’avocat, car, à 95 %, le contrat prend fin pour manque de résultats. Mais l’entraîneur a une obligation de moyens, pas de résultats, on ne peut pas lui reprocher la perte d’un match. La jurisprudence l’a jugé depuis très longtemps. » Du coup, les clubs, le LOSC, cherchent ailleurs : dans la mauvaise entente avec les joueurs, un discours qui ne passe plus, des retards, des absences, des déclarations publiques ou dans la presse, où l’Argentin était prompt à assumer les revers. Quitte à faire appel à un détective privé, comme le révélait L’Équipe, le 23 novembre 2017, au lendemain de son éviction ? « Mais ces griefs doivent être précis, circonstanciés, datés et le plus près possible de la faute ou juste après, avertit Jean-Jacques Bertrand. Car la faute grave, c’est la faute qui rend immédiatement impossible la poursuite des relations contractuelles. On ne peut pas attendre une semaine, un mois, pour dire : « Tu as insulté le président. »  » Si les deux parties ont continué de travailler ensemble après le grief reproché, pas de faute grave…

Quant aux déclarations publiques, si le club ne les a pas dénoncées sur le moment, elles risquent de ne pas tenir devant une juridiction de toute façon peu friande des coupures de presse, sauf « cas marginaux », précise Me Bertrand. Les prud’hommes avaient ainsi retenu la faute grave dans le cadre du licenciement de Gordon Herbert, en mai 2007, par le club de basket de Pau-Orthez, un jugement confirmé par la cour d’appel. Le coach canadien avait insulté ses dirigeants en conférence de presse au soir de la victoire de l’Élan béarnais en finale de Coupe de France. Entre le LOSC et Marcelo Bielsa, on n’en est pas là. Le match est loin d’être terminé.

Du buzz au fiasco

« Lille est le pire souvenir de ma carrière », assure Marcelo Bielsa, en juin 2018, sept mois après un licenciement qui a paru très vite inévitable. Qu’il se rassure, « El Loco » ne restera pas non plus dans les annales du LOSC.

Le 22 novembre 2017, dans un très court communiqué paru en fin de soirée, le LOSC se séparait brutalement de son technicien argentin, cinq mois à peine après qu’il eut pris officiellement les commandes. Le club nordiste pointe alors en 19e position avec douze points en treize journées de championnat. Il n’a gagné que trois fois et perdu un match sur deux. Gérard Lopez n’a alors plus d’autre choix que de mettre fin à cette aventure commune.

Elle a débuté discrètement un an plus tôt, et l’homme d’affaires hispano-luxembourgeois était aveuglé par sa passion pour Bielsa. Il lui donne carte blanche pour composer une équipe spectaculaire avec des talents en devenir. Alors, l’ancien sélectionneur de l’Argentine et du Chili passe son printemps à analyser et décortiquer les rencontres des jeunes Lillois et des futures recrues. Il est même aperçu un samedi soir du côté du stade de l’Épopée à suivre la réserve qui évoluait à Calais.

Fin mai, sa présentation officielle au domaine de Luchin est réalisée en grande pompe. L’amphithéâtre accueille des journalistes de tous les horizons. Le quatuor Lopez-Ingla-Campos-Bielsa affiche, grand, son sourire et son envie de travailler main dans la main. Le décor est planté et il n’allait pas résister très longtemps au besoin de tout contrôler de Bielsa, malgré une première victoire emballante lors de l’ouverture du championnat contre Nantes. La suite vire rapidement au cauchemar avec un effectif trop jeune et sans expérience, des choix tactiques incompréhensibles, une ambiance devenue délétère avec Campos, Ingla, puis les journalistes. Un triste revers à Amiens, le 20 novembre, scelle son sort.

Le buzz Marcelo Bielsa était un fiasco.

Les repères de l’affaire

22 novembre 2017 : après une septième défaite (3-0 à Amiens), le LOSC est 19e de L1. Marcelo Bielsa est suspendu de ses fonctions par le LOSC, puis licencié pour faute grave, le 15 décembre, trois jours après l’échec de la conciliation devant la commission juridique de la LFP.

5 mars 2018 : Bielsa est débouté de sa demande de déclarer le LOSC en cessation de paiement par le tribunal de commerce de Lille Métropole (à Tourcoing). Il est aussi condamné à verser 300 000 € de dommages et intérêts au LOSC pour caractère abusif de l’assignation. L’audience avait eu lieu le 19 février. Le contexte est tendu car, en décembre, le LOSC avait été interdit de recruter par la DNCG, la direction nationale du contrôle de gestion.

3 avril 2018 : avant le jugement sur le fond, Bielsa est débouté de sa demande de provision de 6 M€ et condamné en outre à payer les frais de justice du LOSC. La procédure en référé avait été plaidée par les avocats devant les prud’hommes, le 13 mars.

Juillet 2018 : Bielsa dessaisit Carlo Alberto Brusa, jusqu’alors son avocat principal. Benjamin Cabagno, avec lequel Me Brusa collaborait, prend la suite et saisit, le 12 décembre, les prud’hommes sur le fond. Le 19 octobre 2019, le bureau de mise en état (le moment où les dossiers sont quasi complets, prêts à être plaidés) met l’audience au rôle du 12 juin 2020.

12 juin 2020 : bureau de jugement aux prud’hommes de Lille. L’audience est reportée au 12 février 2021, la « première date utile », la première libre, en fait, devant une juridiction encombrée après sa fermeture pendant le confinement et la grève des avocats en début d’année. Me Cabagno conteste le report à février, date trop lointaine selon lui, et provoque un incident d’audience, sans effet, en en appelant au bâtonnier et demandant une délocalisation à Valenciennes.

Sa vie, son palmarès

Marcelo Bielsa est né le 21 juillet 1955 à Rosario en Argentine.

Clubs :

1990-92 : Newell’s Old Boy (Arg.)

1992-94 : FC Atlas (Mex.)

1995-99 : America Mexico (Mex.)

1997-98 : Velez Sarsfield (Arg.)

1998 : Espanyol de Barcelone (Esp.) 2011-2013 : Athletic Bilbao (Esp.)

2014-2015 : Marseille

2017 : LOSC

Depuis 2018 : Leeds (Ang.)

Sélectionneur de l’Argentine de 1998 à 2004, du Chili de 2007 à 2011

Palmarès :

Champion d’Argentine 1991, 1992, 1998. Finaliste de la Copa Libertadores 1992.

Finaliste de la Ligue Europa et de la Coupe d’Espagne 2012.

Champion d’Angleterre de D2 2020.

Champion olympique 2004 avec l’Argentine et finaliste de la Copa America.

Comment l’audience va se dérouler

L’audience qui aura lieu vendredi à la section encadrement du conseil des prud’hommes de Lille est une audience publique de la juridiction civile, comme il s’en tient une fois par semaine, deux depuis début janvier, pour régler sur le fond les litiges entre un employeur, le LOSC, et un salarié, Marcelo Bielsa, liés par un contrat de travail, après que la conciliation, également menée par les prud’hommes, a échoué.

La procédure, orale et paritaire, s’opère devant quatre conseillers, deux du collège salariés, deux du collège employeurs, qui n’étudieront les pièces qu’après l’audience. Les parties, si elles sont représentées, ne peuvent d’ailleurs s’exprimer qu’à la demande des juges, avec, si nécessaire, l’aide d’un interprète inscrit à la cour d’appel.

Deux ans de plus en cas d’appel

Un accord reste possible tant que l’affaire n’est pas plaidée. Mais arrivée à ce stade du bureau de jugement, elle doit l’être sauf cause réellement grave, un décès, l’accouchement d’une avocate ou la crise sanitaire en juin, par exemple, alors que le conseil rouvrait à peine dans des conditions contraignantes. La présence du demandeur, ou du défendeur, n’est pas requise s’ils sont représentés (ce qui est le cas). Leur absence, celle de Marcelo Bielsa notamment, s’il ne pouvait se déplacer d’Angleterre, ne serait pas une cause de report.

En juin, la présidente Odile Le Ven avait indiqué que chaque avocat aurait une heure trente pour plaider, une durée aussi rare que l’enjeu du dossier. En général, c’est une vingtaine de minutes…

Les juges se retrouvent ensuite à huis clos pour délibérer. À Lille, il faut en moyenne trois à six mois avant que la décision ne soit rendue. Si les conseillers ne se mettent pas d’accord à la majorité, l’affaire part en départage. Un nouveau bureau de jugement est alors convoqué, avec, à nouveau, des plaidoiries et un délibéré au terme duquel le juge départiteur, un magistrat de métier qui préside l’audience, a le dernier mot. Le jugement est susceptible d’appel, devant la chambre sociale de la cour d’appel de Douai. Cela prend en moyenne… deux ans. Le dossier peut encore ensuite partir en cassation et revenir en cour d’appel. Vu le niveau des enjeux, cette affaire-là semble loin d’être close.